Vue comme un paradis par les surfeurs du monde entier (qu’attend Kathryn Bigelow pour venir y tourner une suite de Point Break ?), la ville de Biarritz voit aussi déferler durant une semaine – fin septembre – les aficionados de culture latino-américaine depuis 1992, année de naissance du Festival Biarritz Amérique Latine. Si le cinéma en constitue le principal composant, le festival embrasse plus généralement toute la culture latino-américaine avec un intérêt prononcé pour la littérature et la musique. Comprenant trois programmes de compétition (longs métrages de fiction, longs métrages documentaires et courts métrages), divers programmes parallèles et des avant-premières, le volet cinéma offre un panorama étendu de la production du moment. De cette édition 2017 émergent plusieurs films, tous ancrés dans un territoire de cinéma (plus ou moins) indistinct entre fiction et documentaire.
Éclat d’une épiphanie
Le principal programme hors compétition consistait cette année en un focus sur le cinéma colombien, année France-Colombie oblige. Ce focus était divisé en deux sections : Un Nobel au cinéma, constitué d’adaptations de romans de Gabriel García Márquez (dont le premier film d’Arturo Ripstein, Tiempo de Morir), et L’Effet génération, axé sur la mise en regard de films de cinéastes de générations différentes. C’est dans cette deuxième section que l’on a pu voir, en première française, le nouveau long métrage d’Oscar Ruiz Navia (découvert avec La Barra en 2009). Intitulé Epifania et coréalisé avec la Suédoise Anna Eborn, le film se structure en trois parties distinctes mais intimement liées, chacune centrée sur une femme. De l’île de Faro au Canada en passant par la Colombie, il nous amène aussi – et surtout – à voyager de la mort à la naissance, ces deux pôles opposés de la vie humaine, en commençant par la douleur d’un deuil et en terminant par le bonheur d’un accouchement. Vive et attentive, la mise en scène confère à ce documentaire nourri d’éléments fictifs une justesse frémissante, en particulier dans la dernière partie, dont l’éclat brut s’apparente bel et bien à celui d’une épiphanie.
Au sein de la compétition documentaire se détache El Sitio de los Sitios, film en provenance de République Dominicaine, coréalisé par Natalia Cabral et Oriol Estrada. Situé dans un lieu indéterminé aux Caraïbes, le film s’attarde par alternance sur différents personnages – une jeune fille désœuvrée trompant son ennui entre piscine et cuisine, un groupe d’ouvriers palabrant sur la vie et l’amour, un jardinier et une servante rêvant de luxe, deux joueurs de golf (très) amateurs – inscrits dans ce paysage de carte postale, que traversent de loin en loin les silhouettes alanguies des vacanciers. Usant de plans fixes cadrés avec une grande minutie et imprégnés d’une douce ironie (à la Tati), les deux cinéastes portent un regard à la fois frontal et décalé sur ce petit bout du monde : plus le film avance, plus le documentaire semble s’imprégner de fiction et la réalité se teinter d’étrangeté.
Banalité du mal
Coréalisé par Rosario Cervio et Martin Liji, le film argentin El Vecino Alemán prend la forme singulière d’une enquête méditative sur les traces d’Adolf Eichmann – qui vécut en exil à Buenos Aires, sous un faux nom, de 1950 à 1960. Cette enquête se déroule à travers les yeux d’une jeune traductrice allemande installée en Argentine. Travaillant à la traduction en espagnol du célèbre procès au terme duquel Eichmann fut condamné à mort le 11 décembre 1961, la jeune femme, captivée par le procès et taraudée par les questions qu’il soulève, éprouve le besoin de mener des recherches pour essayer de mieux comprendre. Ses investigations vont l’amener notamment à rencontrer des personnes ayant vécu dans le voisinage d’Eichmann à Buenos Aires. Scandé à intervalles réguliers par les images en noir et blanc du procès, le film relate ainsi son cheminement du présent vers le passé (et vice-versa) à travers les démarches qu’elle effectue et les entretiens qu’elle réalise. Loin du documentaire historique classique, El Vecino Alemán – qui se caractérise en particulier par une grande qualité de silence – offre une approche subtilement subjective d’un pan charnière de la mémoire collective, à partir d’une interrogation insistante sur la banalité du mal.
Allumettes magiques
Sixième long métrage d’Alejo Moguillansky, né en 1978 et considéré comme l’un des représentants majeurs de la nouvelle génération du cinéma argentin, La Vendedora de Fósforos brille d’un éclat beaucoup plus intense au sein de la compétition fiction – tout en possédant une grande teneur documentaire. Prenant le Teatro Colón à Buenos Aires comme point central de son récit éclaté, le film s’attache à décrire la création d’un opéra contemporain du grand compositeur allemand Helmut Lachenmann (en sa présence), variation sur La Petite Fille aux allumettes d’Andersen. D’une petite fille à une vieille dame pianiste, une constellation de personnages de tous âges gravite autour de cet opéra en train (difficilement) de se faire. Oscillant des uns aux autres sans s’imposer de véritable contrainte narrative, le film – qui fait de récurrentes références à un autre conte cruel, Au hasard Balthazar de Robert Bresson – se déploie de façon très libre.
Sous l’influence visible et audible des films de Godard des années 1980 (on pense notamment à Prénom Carmen), la mise en scène s’avère d’une extrême vivacité, sous-tendue en particulier par un usage dynamique et contrapuntique de la musique, celle-ci surgissant le plus souvent par brèves fulgurances, pareilles à des étincelles sonores. Conçu comme une partition filmique à forte tonalité poétique, La Vendedora de Fósforos réussit par la bande à donner une résonance totalement neuve au conte d’Andersen. L’histoire de cette petite fille que la lueur des allumettes transporte fugacement dans un autre monde apparaît ici comme une parfaite métaphore du cinéma. Une allumette que l’on craque dans l’obscurité et qui, en nous éclairant, nous fait voir le monde autrement, n’est-ce pas précisément cela le cinéma ?