En résidence d’écriture à Paris d’octobre 2010 à mars 2011, le réalisateur colombien revient sur la réalisation au long cours de La Barra, son premier film.
Quelle est la genèse du projet ?
J’ai commencé à travailler sur El Vuelco del Cangrejo (littéralement « le retournement du crabe », titre original de La Barra) en 2005, à partir de mon travail de fin d’études à la fac. Au début, je pensais passer mon diplôme avec le film entier, mais finalement ça n’a été qu’avec le scénario, avec l’idée du projet. Puis c’est passé dans ma vie professionnelle et durant plusieurs années, j’ai travaillé à le réaliser.
La genèse, c’était d’une part la volonté d’un film sur un modèle de production différent, un film simple, qui puisse se faire avec une équipe réduite, sans trop de complications, sans budget. D’autre part, je voulais que ce soit un voyage, un road-movie. J’aime ces films de routes et j’avais aussi lu ça en littérature, Jack Kerouac, Sur la route, ce genre-là. J’avais vu des films qui parlaient de personnages un peu à la dérive, qui cherchent dans le voyage une manière de changer, ou de rencontrer quelqu’un ou quelque chose.
« J’avais alors des idées très différentes »
Je me disais, il va prendre la route, rencontrer le conflit colombien de manière très directe, de manière très violente… C’était l’idée de quelqu’un qui s’en va en quête d’une rencontre, et qui découvre quelque chose qui vit dans son pays. Et puis au bout d’un temps j’ai décidé de faire ce film dans ce village [La Barra, ndr], que je connaissais en tant que touriste, que j’avais visité plusieurs fois, et un jour, alors que j’y étais, j’ai pensé que ça pourrait être un peu cette histoire que je cherchais. Lors d’un de mes voyages là-bas j’ai rencontré Cerebro. Je campais et un de ses voisins s’est mis à diffuser de la musique à plein volume. Ce n’était pas quelqu’un du village, il venait de l’intérieur du pays, c’était un Colombien blanc. Quand j’ai vu cette anecdote, que Cerebro était de mauvaise humeur, ça m’a semblé comme un symbole. Un homme venu d’ailleurs qui met sa musique très fort et modifie les habitudes locales, qui d’une certaine manière violente le lieu. En vivant ça je me suis dit que ce serait intéressant de faire un film là-dessus, sur un homme qui voyage dans ce village et qui découvre cette situation.
« Le conseil devait approuver le projet »
La première chose que j’ai faite a été de discuter avec Cerebro, et il m’a dit qu’il devait demander à la communauté – car le village est dirigé par une communauté d’Afro-Colombiens qui a son propre conseil [dont Cerebro fait partie, ndr], pour gouverner – et que ce conseil devait approuver le projet. Ils m’ont demandé ce qu’était le film, j’ai raconté mon idée d’un homme qui arrive ici, comme beaucoup de touristes, et qui découvre cette situation qui est aussi un problème pour la communauté, qu’il y ait des gens qui viennent pour récupérer les touristes, faire du commerce. Donc j’ai dit qu’il y aurait un peu de ça, mais que je ne savais pas exactement où ça irait. Ils m’ont laissé faire mes recherches.
Vous étiez encore à la fac à ce moment-là ?
Quand j’ai démarré la recherche et jusqu’à ce que j’aie fini le premier scénario, oui. Avoir commencé dans le cadre de mes études m’a obligé à avoir une certaine rigueur. Parallèlement je cherchais en voyant des films, en étudiant le cinéma. Durant un an je me suis souvent rendu dans ce lieu, avec une caméra je filmais ce qu’il s’y passait, je vivais des choses, je me laissais contaminer par les expériences. Ce qui m’intéressait, je l’accommodais à une structure de fiction. Cette période a été très importante parce que j’ai connu beaucoup de personnages. Par exemple Lucia, la petite fille, qui me suivait, qui m’a appris à attraper les crabes, ce qui m’a donné l’idée du titre. J’ai connu les adolescents, qui ont beaucoup attiré mon attention. Ils sont une part de ce lieu, ce sont des jeunes qui ont ce désir de partir, de ne pas suivre les traditions de leurs parents. Tous les petits conflits qui sont dans le film viennent de cette étape, d’avoir été ici pendant des jours, d’y être allé de nombreuses fois. Je faisais plusieurs activités, des photos, des portraits, ou nous filmions et nous regardions ce que nous avions filmé, on faisait du canoë… Ça a duré environ un an, et pratiquement tout ce qui est dans le film, je l’ai vécu.
« Des cinématographies qui sont nourries par la réalité »
J’ai commencé à écrire une structure de fiction. En parallèle je travaillais dans un ciné-club à Cali, et ça m’a aidé à découvrir d’autres types de cinéma. Quand j’ai commencé à développer le projet, j’étais dans la veine de Jarmusch, Wenders, ce genre de choses qui sont bien, qui sont assez bonnes, mais j’ai commencé à voir par exemple Kiarostami, Tarkovski, Bresson, qui m’ont donné beaucoup d’outils. Donc en 2005 – 2006, il y avait d’un côté cette expérience de vie dans un endroit pour moi complètement inconnu, avec d’autres rythmes, et de l’autre je m’alimentais de nombreux films. Ces deux choses m’ont fait écrire le scénario que j’ai écrit. Ça m’a aidé à rompre un peu la structure classique, à sortir des cadres, à comprendre beaucoup de choses, notamment sur la narration à travers les métaphores, les symboles, des choses qui n’ont pas un sens évident, issues de films que le spectateur doit compléter. Ces films m’ont donné beaucoup de motivation, c’est pour ça que j’ai étudié des cinématographies qui explorent le réel, qui sont nourries par la réalité.
« Ne pas juste filmer mais faire quasiment un travail ethnographique »
Après avoir écrit le scénario, il y a eu un processus de préparation qui a duré deux ans parce qu’on n’avait pas d’argent pour commencer le tournage. Donc on a fait des activités parallèles avec la communauté, des ateliers vidéo pour les jeunes, beaucoup de projets qui vont au-delà du film, mais qui nous ont permis de connaître les gens, de gagner leur confiance, de comprendre leur rythme, leur quotidien, leurs réactions. La production était très présente dans le processus de création. Il ne s’agissait pas d’y aller et de juste filmer, mais de faire quasiment un travail ethnographique. Et j’essayais aussi d’intégrer tout le temps mes collaborateurs, la chef opératrice, la directrice artistique, la productrice, pas seulement que la communauté me connaisse moi mais aussi l’équipe. Nous avons cherché beaucoup de financements mais on n’a pas trouvé d’argent. À tel point qu’un jour, ça faisait déjà trois ans qu’on était dans ce processus, on a pris la décision de commencer le film, parce que la communauté était un peu anxieuse, fatiguée que le tournage ne démarre pas. On avait déjà une certaine reconnaissance du projet, on avait participé à l’Open Doors au festival de Locarno [Suisse, ndr], qui est une rencontre de coproduction. Mais si le projet enthousiasmait, il n’obtenait pas d’argent.
Comment s’est passé le tournage ?
Quand il a commencé, on n’avait l’appui d’aucune institution, on n’avait aucun fonds. On a donc décidé de le faire avec une équipe très réduite, très simple, mais on voulait un film d’une grande qualité technique. On a donc demandé l’aide d’un homme qui avait du matériel de cinéma, et on a pensé, comme on n’avait pas beaucoup de lumières, de matériel, qu’il valait mieux utiliser une vieille caméra, mais tourner en pellicule. À l’ancienne, faire peu de prises, penser à un montage « tourné monté ». Et une esthétique très minimaliste, pour l’argent mais aussi pour correspondre à un type de film classique, dans un sens ancien : comment raconter quelque chose avec le minimum. Moi ça m’intéressait car c’est un lieu qui a de la magie, les personnages étaient très authentiques, et donc je voulais une bonne caméra pour les enregistrer. Filmer en vidéo me faisait très peur, c’était très humide et les conditions climatiques étaient très difficiles, il pleuvait beaucoup. Je craignais que la caméra s’abîme, il aurait fallu avoir des ordinateurs… Toute la question de la technologie, je préférais la laisser de côté et faire comme un simple exercice de lumière et d’exposition. Je sais exposer, la chef opératrice aussi, dans notre formation il y avait eu de la photographie, on était influencé par beaucoup de photographes classiques, documentaires : Walker Evans, Robert Frank, Cartier-Bresson, Robert Capa, tous ces photographes qui travaillent en noir et blanc. Pour nous c’était comme voir la réalité, prendre la caméra à un moment précis et faire une image très simple mais forte. On a fait les comptes, on avait de quoi filmer cinq semaines, en faisant des journées très courtes car les conditions étaient très difficiles, il n’y avait pas de sanitaires, on était dans la jungle. On devait faire très attention aux prises, trois par plan en moyenne, parfois plus en cas de dialogues et moins pour les plans de paysages. Le découpage du film était aussi très marqué. Pour que chaque plan fonctionne en soi et ne dépende pas forcément d’un raccord, d’une lumière… Je n’aime pas trop les films qui ont beaucoup de points de vue, je préfère ceux qui sont racontés par de petits moments.
C’était un tournage chronologique ?
Non. Au début un peu, et puis non. Lorsqu’il y avait beaucoup de choses à filmer dans le même lieu, c’était bien de les faire à la suite. Par le travail d’observation des trois années précédentes, on savait quoi filmer, on essayait non pas d‘imaginer mais de « resignifier », comme de poétiser la vie, le réel. Ça passe par un travail d’observation, forcément de manipulation, de fictionalisation. Tout vient de l’observation, de la mémoire, d’avoir vécu une expérience. On peut imaginer quelque chose, mais quand on l’a vécu on peut le reconstruire.
Cette méthode fonctionnait bien ?
Il y avait des choses que je voulais sans cesse améliorer, mais la volonté de faire le film très simple, tel qu’on avait vécu, comme on s’en souvenait, a donné beaucoup de force. Il n’y avait pas beaucoup de différence entre la vie et le film. Le village était si loin, si isolé, que tout ça aidait à faire entrer le film dans une atmosphère particulière. Tout était très planifié, mais tout pouvait changer n’importe quand. Comme l’équipe était très petite, on pouvait chaque jour discuter ensemble du tournage, de comment il se passait. Je disais souvent que cela n’était pas comme filmer une pièce de théâtre, mais comme un moment de vérité à enregistrer. Malgré tout ce qu’on avait fait avec les acteurs on n’avait jamais répété les scènes. On avait le lieu et la caméra, ce qu’il restait à construire, c’était ce moment avec eux.
La vie était la répétition.
Exact. On essayait de filmer quand il y avait une inconscience, une spontanéité. Avec l’équipe il y avait notre amour commun du cinéma, tous nos plans, nos discussions, mais au moment du tournage tout ce qu’on voulait c’était vivre avec les acteurs. Tout était fonction d’eux, le plateau était entièrement pour eux. Si un acteur était heureux on faisait une fête, si on avait besoin qu’un acteur soit triste on devait tous être tristes. Je crois qu’on a pu faire le film parce qu’on était une équipe très soudée, avec les mêmes goûts, les mêmes rêves. Maintenant que je vais faire un autre film, que j’ai plus d’argent, je veux garder cela, travailler avec peu de gens. J’ai le même goût pour cette question du réel et du fictif, ce jeu entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Je veux toujours fictionnaliser quelque chose qui est réel, et le convertir en une fable, le « mettre en rêve ». C’est ce que j’ai fait pour El Vuelco et toute cette expérimentation m’a enchanté, je veux encore la développer. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est de faire un portrait d’un morceau de vie de quelqu’un, ou d’une population, à travers un processus d’intromission dans son quotidien.
Vous n’avez jamais eu l’idée de faire un « pur » documentaire ?
Non car je pense que le documentaire n’est qu’une autre sorte de fiction.
Comme Pedro Costa.
Oui. Pour moi, le documentaire ne rend pas forcément très bien le réel. Je pense que la fiction peut parfois le rendre mieux et de manière plus intéressante. Je ne dis pas de manière plus réelle, mais plus intéressante. Car finalement, tout que je filme produit de la fiction. Par exemple quand les gens font un entretien, ils jouent, ils essayent d’être intelligents, de dire les bonnes choses, etc. La fiction peut représenter des moments anodins, quotidiens, routiniers… qui n’ont rien de spécial. Pour moi, le cinéma est un exercice de pensée, et les réalisateurs qui m’intéressent ne sont pas nécessairement réalistes, mais ils me font sentir quelque chose. Il y a le réel et le réalisme, moi le réel m’intéresse mais pas pour faire du réalisme, plus pour le poétiser. Pas une poésie chargée d’informations, plutôt une poésie très élémentaire. Je pense que la vie est pleine de moments poétiques mais qu’on n’a jamais le temps de s’en rendre compte.
Les problèmes sociaux du village m’intéressaient aussi beaucoup. Je voulais faire un film sur ça, un film qui propose un point de vue sur cette question. Pas nécessairement se faire la voix de ces personnes, ou dire « le monde est ainsi », mais montrer un point de vue, et que le film soit très sensoriel.
Dans le cinéma colombien, il y a comme un problème avec le réel. C’est toujours un réel très fort, une violence très présente. Le vôtre est plus proche d’un cinéma cinéphile, ce qui est fréquent en Europe ou aux États-Unis mais me paraît plus rare en Amérique Latine. Dans La Barra il y a à la fois le réel et l’univers du cinéma.
J’aime beaucoup le cinéma, et pour moi c’est une forme d’apprentissage constant. J’explore de nouveaux auteurs, les nouvelles possibilités, les nouvelles expérimentations. Comme spectateur, je suis très actif. Je ne vais pas au cinéma pour me détendre, mais pour vivre et apprendre. J’aime la force qu’ont les images, les sons, les univers, lorsqu’on peut vivre à travers les films. J’ai aussi un désir de parler de ma propre réalité, de mon propre monde. Par exemple ça ne m’intéresse pas de faire un film cinéphile et vide, non chargé de ma propre expérience. Après avoir fait ce film, je pense à ma carrière. Je ne sais pas combien de films je vais faire, mais je suis sûr que je dois vivre des choses pour pouvoir les filmer. Je dois créer un dialogue entre le cinéma et mon expérience. J’en ai besoin, je suis très mauvais pour inventer des histoires, je n’ai pas cette facilité de raconter quelque chose si je ne l’ai pas vécu.
« En Colombie les gens manquent d’amour pour l’art cinématographique »
Beaucoup de Colombiens voient le cinéma comme la célébrité, l’argent… Beaucoup font du cinéma pour une reconnaissance médiatique, pour ces émotions plus que pour les émotions qui viennent d’un film bien fait. Comme il y a peu de références, de goût pour les films d’ailleurs, des Philippines ou de Thaïlande, pour prendre un exemple, toutes les idées prennent forme de manière archétypale. Il y a beaucoup de réalisateurs qui ont l’impression de rendre compte de la réalité sociale, de la réalité colombienne – ce qui est bien – mais la part esthétique manque. Dans de nombreux pays un grand nombre de gens développent le cinéma. En Iran, au Mexique, en Argentine… Mais en Colombie les réalisateurs veulent se protéger, ils veulent avoir beaucoup de choses pour pouvoir filmer. D’autres sont très intelligents et aiment le réel, mais ont renoncé au cinéma, ou pensent que le cinéma est mort, ou ne veulent faire que du documentaire, ce qui est appréciable, mais je pense qu’il faut croiser davantage les choses.
« Ne pas se focaliser seulement sur les faits sanglants »
C’est aussi important quand on parle de la violence, un thème sur lequel on m’interroge toujours. Je pense que mon film en parle beaucoup, elle est toujours présente. C’est une violence qui a une forme implicite, parce que montrer la violence explicite, pour moi, c’est simplement la banaliser, faire un spectacle de quelque chose qui est très sérieux. Je ne crois pas que pour la critiquer, il suffise de faire un film qui la montre. Ça peut marcher, mais les gens qui l’ont vécue, qui en ont été victimes, méritent un travail beaucoup plus rigoureux, qui sorte de cette même violence. Ne pas se focaliser seulement sur les faits sanglants, mais aussi sur les causes et les conséquences, sur ce qu’il se passe avant ou après.
Votre film montre bien cette violence qui peut se sentir dans un pays où il y a une guerre, mais depuis un lieu où elle n’est pas vécue directement. On voit des images de la guerre tout le temps, elle est très proche, pourtant c’est comme si c’était ailleurs.
Ça m’intéressait davantage de montrer ce moment-là que la violence directe. Ça ne veut pas dire que dans un autre projet je n’en intégrerai pas, mais ici c’est plutôt ce qu’il y a après. Ce personnage principal, Cerebro, l’a sûrement vécue. Ce lieu, il est comme en train de cuire, ça va venir, ça monte par de petits événements quotidiens, un irrespect par le bruit, les saletés sur la plage… Des détails qui vont mener à la violence. On ne parle pas assez de ces petits éléments qui sont souvent la genèse de grands conflits.