Sous la chaleur d’une fin de mois d’août, nous rencontrons Philippe Falardeau en plein milieu de sa tournée province pour Monsieur Lazhar, qui permet au réalisateur québécois de retrouver son interprète principal, Fellag, et de constater l’enthousiasme des exploitants et du public français lors des avants premières. Pendant une demi-heure, nous allons échanger avec un cinéaste plein d’énergie, replongeant avec plaisir dans les joies de la promotion de ce film, après son passage remarqué à Locarno et sa sortie au Québec en octobre 2011, puis sa nomination aux Oscars en février 2012. Voici l’essentiel d’une discussion riche et conviviale.
Parlons un peu du travail d’écriture pour Monsieur Lazhar. Au départ, il s’agit d’une pièce de théâtre à un personnage (Bachir Lazhar), mais le scénario se construit beaucoup en fonction du regard de deux enfants, Alice et Simon. Comment s’est opéré ce basculement dans la focalisation du récit et comment avez-vous procédé pour développer ces personnages ?
Pour le scénario, j’avais l’intuition qu’il fallait absolument balancer les points de vue. Le point de vue de Bachir était fort, était présent, mais j’avais besoin d’une contrepartie forte. Dans la pièce, l’idée de miroir des deuils (le deuil des enfants et celui de Bachir) était là, mais on ne connaissait que le point de vue de Bachir, porté par son espèce d’intuition qu’il pouvait aider les enfants parce qu’il portait en lui un deuil… qu’il n’admet jamais. Dans toute sa bienveillance, le personnage demeure dans le déni. Pour développer le point de vue des enfants, la première chose que j’ai faite c’est de retourner dans les classes d’école. J’ai demandé à des enseignants si je pouvais aller m’asseoir au fond de leur classe. J’étais en observation active : je regardais comment les enfants bougeaient, parlaient, se lançaient des papiers. J’ai constaté le travail de la nouvelle pédagogie. En plus, pour écrire ce drame, c’était aussi à moi de me replonger dans ma propre enfance, pour réfléchir à la façon dont j’aurais réagi à une telle situation. C’est ma seule référence puisque je n’ai pas moi-même d’enfant. En revanche, ça ne me tentait pas de lire des livres de psychologie. Je ne voulais pas m’engager dans une approche didactique, mais je voulais installer une tension dramatique à travers le point de vue des enfants. Quand on regarde le film, il ne se passe pas beaucoup d’événements en soi, après la pendaison initiale de l’institutrice. Ensuite on est surtout dans la quotidienneté de l’école. Et l’importance du garçon, Simon, m’est venue quand j’ai compris qu’il fallait installer une tension latente tout le long du film. C’est pourquoi j’ai décidé que Simon aurait eu un rapport particulier avec l’institutrice décédée, qu’il aurait accusée faussement de l’avoir embrassé. Ainsi le point de vue des enfants s’est imposé lentement dans la scénarisation.
Le film brasse une multiplicité de thèmes forts (immigration, deuil, rapport à l’Autre…). Cette ambition de discours n’est pas facile à contenir en une heure trente, mais vous y parvenez très bien.
Je pense que le film est en mesure d’aborder autant de thèmes parce qu’il se déroule dans une école. En général, les films supportent mal d’avoir beaucoup de sujets car ils deviennent d’un coup très didactiques ou moralisateurs. J’avais très peur de cela d’ailleurs, mais l’école est un laboratoire normal de la vie, un microcosme de la société. Ce qui se passe à l’école se passe dans la vie : on y retrouve la politique, l’amour, la fraternité, la compétition, la trahison, le mensonge, l’apprentissage, la nécessité de coexister avec plusieurs ethnies. Donc le spectateur n’a pas l’impression de se faire donner un discours sur ces thèmes-là parce qu’il sait d’instinct qu’ils font partie de l’environnement d’une classe, il l’a pu le vivre lui-même. Si l’histoire ne s’était pas passée dans une école, je n’aurais pu aborder autant de thématiques de front.
Dans quelle mesure avez-vous travaillé avec l’auteure de la pièce, Évelyne de La Chenelière ?
Elle ne souhaitait pas être co-scénariste, mais je lui ai demandé de lire les différentes versions du scénario (une dizaine en tout). Elle a été ma première lectrice et la gardienne de son personnage. Je voulais vraiment conserver l’intégrité, l’esprit du personnage de Bachir. Forcément, la structure du récit étant très différente, il fallait trouver des solutions pour veiller à la cohérence du personnage et soutenir la tension dramatique. Elle m’a beaucoup aidé pour cela par le biais de discussions fréquentes qui nourrissaient mes phases de réécriture en solo. C’était la première fois que j’avais une aide aussi précise et suivie sur un scénario. Cette expérience a été très salutaire. Quand Évelyne a vu le film, elle a tout de suite adhéré et revendiqué le film, tout en acceptant que son histoire et son personnage soient devenu un autre objet.
Vous dirigez des enfants dans des rôles-titres pour la seconde fois, après C’est pas moi, j’le jure. Beaucoup de réalisateurs trouvent ça difficile, fatigant, parfois ingrat de travailler avec des enfants pour un long-métrage. Mais vous, vous avez renouvelé cette expérience deux fois de suite. Cela vous plaît-il particulièrement ou est-ce un hasard de parcours ?
C’est sûr que si cela ne m’avait pas plu la première fois, je ne me serais pas lancé dans Monsieur Lazhar. Mais je ne me suis pas dit non plus : « retravaillons avec des enfants ! » Le sujet s’est imposé et je n’ai pas eu peur de la perspective d’une classe de vingt enfants de onze ans. Je sais que le travail est quintuplé dans ce cas, mais pas forcément sur le plateau. Ce qui est long, c’est la phase d’auditions. Je ne crois pas du tout à la méthode où l’on voit 800 enfants en casting. Je préfère en voir 100 – 150 et prendre du temps avec eux pour établir une vraie rencontre, m’assurer qu’ils sont là pour les bonnes raisons. De plus, quand on auditionne un enfant, on auditionne beaucoup les parents. Souvent ce sont eux qui poussent les enfants à faire du cinéma, parfois contre leur gré. Je n’aime pas avoir de parents sur le plateau car cela perturbe le travail des enfants. Quand un enfant se sent observé, il ne joue plus de façon naturelle, mais il recherche une approbation parentale. Mais, ce qui est bien avec les enfants, c’est qu’on est obligés d’installer un climat ludique sur le plateau, différent de l’ambiance habituelle, généralement assez militaire en raison du rythme calculé des tournages. Quand il y a des enfants, on est ludique pour tout le monde. La présence de tous jeunes acteurs crée une atmosphère favorable non seulement pour eux, mais aussi pour les techniciens et pour moi. Pour le tournage de Monsieur Lazhar, deux actrices étaient présentes en tant que coaches dès les répétitions. De cette façon, elles ont vu dans quelle direction je voulais orienter le jeu des comédiens. Ainsi, sur le plateau, lorsque j’étais occupé à d’autres tâches, elles continuaient à travailler avec les enfants. La particularité d’un tournage avec des acteurs très jeunes réside dans la nécessité de les encadrer en permanence. Mais lorsque vient le temps de jouer, ils comprennent très bien la psychologie des personnages. Le temps de répétitions avant le tournage a été très important et individualisé (surtout pour les deux comédiens principaux, Émilien Néron et Sophie Nélisse), mais, sur le plateau, ils ont été aussi efficaces que des comédiens plus âgés. Ce n’étaient plus des enfants mais des professionnels : ils connaissaient leur texte et pouvaient refaire la scène quinze fois. Paradoxalement ils avaient très peu d’expérience en cinéma, mais ils ont été très investis sur le plateau.
Sans vouloir minimiser le travail de Fellag, Émilien Néron et Sophie Nélisse sont pour beaucoup dans la justesse du film. Comment avez-vous pris votre décision finale concernant leur sélection ?
Sophie avait deux ans de moins que tous les autres et elle était beaucoup plus petite. Mais je devais travailler avec la meilleure et elle était la meilleure de toutes les filles auditionnées. Le personnage d’Alice est précoce et je retrouvais la maturité du personnage dans le regard de Sophie. C’est cela qui a arrêté mon choix : un regard d’adulte sur un visage de bébé. Dans son visage, il y avait comme une contraction permanente, très cinématographique. J’avais besoin de ce regard perçant et intelligent, car Alice est la fille qui échange des livres avec son professeur. Avec le recul, je trouve qu’elle est vraiment la meilleure, même si on retient souvent la performance d’Émilien Néron en raison de cette scène où il explose en émotion dans une tirade énergique. Les gens retiennent moins la scène de l’exposé d’Alice, car ce n’est pas un moment d’explosion et de pleurs. Mais elle marche sur la corde raide, elle livre une performance difficile et très précise en terme de jeu. Elle est tellement pro qu’à la fin de la première prise j’ai retenu mon souffle et elle m’a regardé : « Bon, t’en veux une autre ? » Elle parvenait tout de suite à se détacher de l’émotion du jeu, alors qu’à l’inverse Émilien était à fleur de peau. Il se mettait dans tous ses états pour faire la scène. Lui, c’est un émotif et, elle, c’est une cérébrale ! Et, maintenant que je le verbalise, je dirais qu’ils représentent deux facettes contradictoires de moi-même !
J’aimerais que l’on s’arrête sur un moment-clé du film : celui de la découverte du corps de Martine Lachance. Ce seul moment d’action forte conditionne tout le reste du film. Stylistiquement, il s’agit d’un moment à part. La scène est tournée en un seul plan-séquence, avec des moments d’arrêts et de mouvements, des entrées et sorties de champs, un jeu sur la profondeur de champ. Ce choix de découpage met en valeur l’importance de ce moment, véritable noyau dur de la construction dramatique. Sa valeur était-elle claire pour vous dès l’écriture ? Pouvez-vous m’expliquer ce choix de découpage et la mise en place concrète de ce plan très chorégraphique ?
C’est une bonne question parce que je me suis d’abord interrogé sur le fait de montrer ou non le corps. Pendant les sept premières versions, la scène n’existait même pas. Mais je me suis rendu compte que pour vivre l’émotion avec les enfants à la fin, il fallait découvrir le cadavre avec eux au début. Et, donc, je me suis posé la question : « comment je montre ça ? ». Il fallait que ce soit fort dramatiquement sans être trop morbide et trop voyeur. Il fallait rester dans le point de vue des enfants. Ensuite, en termes d’écriture, je devais trouver une raison pour que Simon soit dans le couloir avant les autres et découvre seul le corps. L’astuce, c’est les berlingots de lait que Simon doit préparer pour toute la classe après la récréation (comme je le faisais quand j’étais à l’école primaire). Il se trouve ainsi seul dans le corridor, l’intestin de l’école, son centre digestif. Tout passe par là : les enfants et les professeurs entrent et sortent régulièrement par cet espace. C’est aussi un lieu de vie, empli de bruits, d’où l’idée d’avoir une caméra qui reste dans cette zone. Quand Simon sort du cadre, la caméra reste dans le couloir comme un virus en train d’infester ce système digestif. On entend les enfants arriver derrière la caméra avant qu’elle ne révèle leur présence, on a peur qu’ils voient eux aussi l’intérieur de la classe. Mais je ne voulais pas faire du film un film maniéré, mais le choix du plan-séquence me semblait pertinent pour cette scène-là, mais après ce moment-clé je voulais aller dans un style plus classique. Pour la petite histoire, ce jour-là, il faisait 35 degrés alors qu’on est censés être en plein hiver canadien. C’était le premier jour de tournage et les enfants portaient des manteaux et des pulls en laine. Il faisait une chaleur incroyable : on a fait dix-neuf prises en quatre heures et une armée de maquilleuses venaient éponger le front des enfants entre chaque prise. Ce plan difficile a constitué les premières images du film, mais ça a mis tout le monde dans l’atmosphère du film dès le départ.
L’école est un personnage à part entière dans Monsieur Lazhar, à la fois refuge et espace mortifère. Aviez-vous en tête un décor d’école particulier pendant l’écriture et la préparation ?
J’avais en tête mon ancienne école, qui n’était pas du tout à Montréal, et où je savais que je ne pourrais pas tourner. Pourtant, quand j’écrivais, quand je cartographiais les actions du scénario, c’était en fonction de ce lieu réel. Mais je devais trouver une classe généreuse en fenêtres car je voulais pouvoir l’inonder de lumière naturelle. En même temps, je ne devais pas voir d’arbres et de parc à l’extérieur parce que l’on tournait en été alors que le début de l’histoire se déroule en l’hiver. Je n’aime pas pousser la surexposition pour que l’extérieur soit très blanc vu de l’intérieur. Je voulais que l’on puisse distinguer cet extérieur hivernal depuis les fenêtres. Ensuite, je voulais une lumière éthérée à l’intérieur de l’école. Dans le lieu où nous avons tourné, des panneaux de couleur un peu ambrée permettaient de créer cet effet. En plus, c’était à deux coins de rue de chez moi à Montréal !
Je crois savoir que le travail de décoration dans l’école a été très précis.
Je ne voulais pas des dessins d’enfants faits par des adultes. Ça n’aurait pas eu de sens ! L’équipe déco est donc allée récupérer des dessins et des peintures dans différentes écoles. Ils ont aussi fait quelque chose d’extraordinaire : ils ont imaginé l’intérieur de chaque pupitre, surtout pour les six rôles parlants. Le contenu du pupitre (objets, livres, jouets) correspond à la personnalité des élèves. Donc, à n’importe quel moment, je pouvais ouvrir le pupitre et filmer l’intérieur, intégrer les accessoires dans le jeu. Je disais aux enfants de s’en servir pendant les scènes, s’ils ne savaient pas quoi faire. Ils pouvaient sortir ce qu’ils voulaient, quand ils voulaient, pour rendre la vie de la classe réaliste et naturelle. Souvent, dans des films, on sent que la décoration a utilisé des accessoires très génériques. Là, avec le souci du détail, un travail maniaque a permis d’aller chercher dans l’authenticité.
Monsieur Lazhar est un film sur la parole, le langage, sur différentes façons de s’exprimer et d’utiliser la langue française (confrontation entre les accents québécois et algérien, vocabulaire de l’enfant et de l’adulte). Dans le cinéma français, un certain nombre de films mettent en valeur la performance verbale et la spécificité de la langue française. On retrouve cela dans votre film, mais on sent aussi un vrai travail sur la profération du texte, sur une parole heurtée dans son énonciation, qui contribue à l’étrangeté de l’atmosphère.
Chez nous, un des problèmes dans l’éducation réside dans l’enseignement du Français. Vous avez raison de dire que la parole est importante dans le film. Le pouvoir des mots dans la communication sert d’outil pour passer à travers le deuil et la vie en général. La parole est heurtée de différentes façons. Par exemple, après l’exposé d’Alice (premier acte d’énonciation), Bachir veut diffuser cette parole (deuxième acte d’énonciation), mais la directrice s’y oppose. Donc la parole est heurtée. Elle l’est aussi chez les enfants qui ne parviennent pas à exprimer clairement leurs idées. Leur jeu rend compte de cette difficulté. Bachir les aide ensuite à utiliser et à aimer les mots sans en avoir peur. Lui n’a pas peur d’arriver avec une dictée de Balzac, pleine de mots compliqués, même si c’est au-dessus de leur niveau. Cela fait partie de l’humour du film, car pour un public québécois il est impensable qu’en sixième année des élèves lisent La Peau de chagrin. Tout au long du film, la parole est heurtée car elle demeure taboue. Elle est contenue, circonscrite et réglementée. Une demi-heure par semaine, avec une psychologue, les enfants ont le droit de parler de leurs états d’âme suite au suicide du professeur, ni plus ni moins. Avec ses propres maladresses de communication, le timide mais bienveillant Bachir libère la parole. À la fin, la fable lui permet de communiquer avec ses élèves. Et, dans la dernière scène, il leur dit au revoir dans un ultime acte d’enseignement au lieu d’expliquer platement son départ.
Le film a beaucoup circulé en festivals, a été plusieurs fois récompensé, nommé aux Oscars. Vous avez fait beaucoup de projections-débats depuis un an. Selon les endroits où vous vous trouvez, selon les pays, les publics en retiennent-ils des choses différentes ? Quelles sont les écarts de réception ?
Pour ce film-là, ce sont les individus qui en retiennent des choses différentes. Hier j’ai parlé avec une femme qui a perdu toute sa famille : pour elle Monsieur Lazhar était clairement et uniquement un film sur le deuil et le rapport de l’enfant au deuil. Des immigrants viennent me voir et me disent : « Vous avez raconté mon histoire. » Des enseignants se lèvent et me disent : « Vous avez bien saisi la problématique de l’enseignement. » Ça, c’est arrivé partout où j’allais. Chaque individu avait sa lecture du film. Au Japon, c’était un peu différent. Pour les Japonais, l’immigration, c’est de la science-fiction. Mais ils ont été très intéressés par la problématique du deuil. Ils ont vu dans le film une espèce de métaphore de leur deuil national suite aux événements du tsunami. Ils m’ont tous dit : « l’école, c’est comme la nation, la classe, c’est comme la famille. » Soudain, j’étais devenu pour eux un expert en gestion du deuil. Ils sont très bons pour reconstruire matériellement un pays, mais pour s’exprimer et partager leurs émotions, ils ne sont pas doués du tout. Les projections au Japon ont donc constitué une expérience fascinante et très instructive. De façon générale, je pense qu’il est important pour un réalisateur de savoir s’exprimer sur ce que dit le film pendant la phase de construction, de préparation. Ensuite, c’est au spectateur que ça appartient.