Entretien avec Philippe Lioret, à l’occasion de la sortie de son film, Le Fils de Jean.
Le scénario du Fils de Jean laisse apparaître un film à suspense construit par le parcours même du personnage principal, sans artifice extérieur de mise en scène. Ce choix de point de vue est-il arrivé tout de suite dans la conception du film ?
Par la force des choses, le film tient du thriller, mais ce qui m’intéresse d’abord, c’est la dramaturgie familiale, qui traverse le temps et les genres, des tragédies grecques à La Guerre des Étoiles. Je me suis d’abord mis à la place de Mathieu et me suis laissé aller à ses découvertes successives. C’est un petit drame familial assez courant. Mathieu n’a jamais connu son père, sa mère a toujours dit qu’il était l’histoire d’un soir. Il reçoit un appel, apprend que son père est mort, et décide de partir au Canada rencontrer cette famille qu’il ne connaît pas, notamment deux frères. Il cherche donc à comprendre qui était cet homme, d’où il vient. Piloté par le meilleur ami de son père qui était le seul au courant de l’histoire, il tombe ensuite de Charybde en Scylla. Comme il est très déçu par la rencontre avec ses deux frères, il va finir par trouver une famille de substitution chez cet homme. C’est un premier degré dans l’histoire, il y en a plusieurs que le spectateur découvre peu à peu. Mon idée était de vivre avec mes personnages, et d’être, en tant que premier spectateur du film, intimement impliqué par sa quête.
Cela fonctionne assez bien, notamment parce qu’il y a peu de personnages et que l’on passe du temps avec eux, on s’y attache. Votre scénario prévoit-il la courbe émotionnelle des spectateurs, ses attentes, ou est-ce un simple effet de réception ?
Cela vient de la réception, je ne veux pas manipuler le spectateur. Mais il y a un plaisir aussi pour moi à élaborer ce petit thriller, et à accorder de l’attention aux personnages. Je ne peux pas imaginer que les personnages secondaires ne puissent devenir des personnages principaux. Cela se construit, il y a dans l’art de la dramaturgie – l’écriture au théâtre, au cinéma, ou en littérature – cette capacité de tenir le spectateur en haleine, avec autre chose que des courses de voiture.
Le personnage de Pierre, l’ami du père défunt, Jean, est difficile à comprendre dans le film, il est à la fois désagréable et attachant. Comment avez-vous travaillé avec Gabriel Arcand pour ce rôle ?
Gabriel est quelqu’un d’extrêmement fin, c’est un grand homme de théâtre, et qui a en plus un sens de l’abandon, cette capacité à se laisser aller, à ne jamais composer et à faire confiance à sa nature profonde. Quand je l’ai découvert dans Le Démantèlement (un film canadien de Sébastien Pilote, 2013), je me suis dit qu’il avait un charisme tel qu’il pouvait tout faire passer, et que c’était lui Pierre, et personne d’autre. Comme le film repose sur une poignée d’acteurs, je cherchais ce type de personnes, qui ne composent pas mais qui incarnent. Le personnage de Mathieu a également besoin d’un acteur touchant, mais j’avais aussi envie qu’il ait le sens de l’humour. Dans cette complicité avec Pierre, il lui fallait une façon d’être, un caractère, léger, qui dédramatise.
Le film est en effet peu dramatique, malgré la lourdeur des enjeux familiaux brassés !
J’avais envie d’un film solaire, qui aille vers un renouveau. Et puis, par rapport aux enjeux du film, de paternité, le temps a passé, les passions sont tombées. Et au contraire, il y a un attachement qui se développe entre les personnages. Comme je ne voulais pas tomber dans l’angélisme, il fallait raidir le film tout en préservant sa luminosité.
La famille comme lieu de fiction, c’est finalement un des principaux axes de lectures du film.
La famille, c’est l’endroit où tout se joue, où tout se construit, et qui peut être très destructeur aussi. C’est l’enjeu principal de nos vies, à chacune de ses périodes, et dans toutes ses composantes. Beaucoup de choses se jouent déjà dans une cellule familiale classique, alors que dire des familles marquées par des affaires ! Donc oui, la famille pour moi produit énormément de fiction.
Il y a les histoires souterraines, et il y a celles que l’on se raconte.
C’est fantasmagorique. Et chaque spectateur ramène aussi ça à lui-même, à son histoire. J’avais remarqué cela lors de la sortie de Je vais bien, ne t’en fais pas. La quantité de gens qui viennent vers moi pour me dire qu’ils reconnaissent leur histoire dans le film… Le fait de laisser une place au spectateur dans la mise en scène encourage cela. Mais en écrivant, en fait, on ne pense pas à tout ça, on écrit simplement en puisant des références dans sa vie personnelle. Le film est un thriller familial, mais c’est aussi mon aventure personnelle qui me permet de le nourrir. On invente en partie, mais l’essentiel de la composition se fait ainsi. Il y a aussi des traces du livre de Jean-Paul Dubois, notamment le fait que l’histoire se passe au Canada. C’est un univers autre culturellement, c’est l’Amérique du Nord. Le Fils de Jean est un film français, mais légèrement décalé.
Comment avez-vous travaillé avec le compositeur de la bande originale, qui sait se faire très discrète ?
Je travaille avec mon compositeur depuis plusieurs films. C’est un génie, la musique est là, mais ne s’entend pas. À la fin du film par exemple, quand ils sont dans la voiture et que Mathieu est raccompagné à l’aéroport, un piano commence et accompagne toute la scène. Pourtant, on ne l’entend pas. C’est le rôle de la musique au cinéma ; si on commence à la remarquer, c’est qu’il y a un problème. Il n’y a que dans les films de Spielberg que l’on entend de la musique.
Faire le même film depuis le point de vue canadien vous aurait-il intéressé ?
Sûrement ! Avec Je vais bien, ne t’en fais pas, je m’étais déjà dit que l’on pouvait faire deux films, l’un vu par Lily, et l’autre vu par Paul. C’est un exercice de style, comme faisait Resnais, c’est possible. Et puis quelqu’un m’a dit : pour avoir ces deux points de vue, il suffit de voir le film deux fois. Ça m’a suffi.