Succès inattendu outre-Atlantique et Grand prix de Sundance 2004, Primer est pour son réalisateur Shane Carruth le résultat simplement évident d’une pure envie de cinéma. Récit de la création de ce grand film parti de pas grand-chose.
Votre film a bénéficié d’un budget de seulement 7000 $, et en a rapporté plus de 400 000 au box-office américain. Est-ce que vous vous attendiez à un tel succès ?
Non, pas du tout. J’imaginais ce que, je pense, beaucoup de gens imaginent quand ils se lancent dans le tournage d’un film indépendant : le meilleur destin possible. À ce moment-là, je pensais que si je pouvais me retrouver dans un festival suffisamment prestigieux, des gens pourraient voir le film et se faire leur idée – ce serait toujours mieux que d’envoyer des copies du film à ma famille et à des amis. C’était le meilleur destin auquel je pensais pouvoir avoir droit. J’ai été soufflé lorsque j’ai vu ce succès : c’est comme si j’avais gagné au loto. Je ne pensais pas vraiment pouvoir distribuer Primer, ou même simplement avoir un public.
Vous avez été lauréat du Grand Prix à Sundance en 2004, parmi de nombreuses autres récompenses. Qu’est-ce qu’une telle distinction signifie pour vous ?
C’est flatteur, mais j’essaye de relativiser. Honnêtement, je ne pense pas que, des soixante films en compétition à Sundance, Primer ait été le meilleur. J’ai confiance dans les membres du jury, et je suis heureux qu’ils aient aimé le film, qu’ils aient vu quelque chose dedans. Et surtout, je suis heureux de ces récompenses, parce que plus de gens verront le film, et cela me permet d’élargir mon carnet d’adresses. Mais, en fait, cela reste le même film. C’est même presque intimidant, parce que c’est un petit film. On y trouve de grandes idées, mais finalement, tout ce qu’on voit, c’est deux types qui discutent pendant 78 minutes. Je serais presque angoissé, parce qu’avec une estampille « Grand Prix de Sundance » sur le film, le public en attendra sans doute trop.
Sundance a été accusé ces dernières années de se laisser aller dans une optique plus commerciale. Peut-être ont-ils voulu corriger le tir en récompensant un film qui est tout sauf commercial ?
J’y ai pensé. C’est peut-être vrai. Cela étant, le jury lui-même n’est pas constitué de gens qui travaillent à Sundance, mais de réalisateurs, d’acteurs, de professionnels. Qu’ils se soient sentis obligés d’inverser les tendances récentes de Sundance, eh bien, ça m’a traversé l’esprit…
Vous avez dit « un prototype ne comprend pratiquement jamais de chrome, ou d’éclairage au néon ». Était-ce important, pour vous, de faire un film de science-fiction qui soit parfaitement crédible ?
Oui, absolument. À tous les niveaux, y compris au niveau du jeu d’acteurs. Ce qu’ils finissent par accomplir dans le film avec la machine est tellement fantastique, qu’il me semblait important que tout le reste soit aussi ordinaire et crédible que possible. C’était vraiment important pour moi que la machine n’ait pas l’air d’un accessoire. J’ai parcouru internet, surtout les pages des projets d’études des étudiants en physique. Toujours, les prototypes sont faits pour être fonctionnels, plutôt que pour présenter joliment.
Vous avez dit également « la science-fiction (…) permet de traiter librement de thèmes très universels ». Quels sont les thèmes que vous vouliez traiter dans Primer ?
Je voulais partir d’une relation humaine traditionnelle : un groupe de gens, un mariage… Finalement c’est devenu une amitié entre Abe et Aaron. Si vous interrogez ces hommes, ils vous répondront que, bien sûr, ils ont confiance l’un en l’autre. Je voulais prendre cette relation et y introduire quelque chose qui changerait ce que vous avez à perdre, si cette confiance est trahie. C’est là qu’intervient la machine. Nous avons tous des gens en qui nous avons confiance, et il y a une limite à ce que l’on peut faire subir à ces personnes, si on trahit leurs sentiments. Avec cette machine, il importait de souligner que ce que vous pouviez perdre n’était pas seulement votre argent, ou votre vie. Il s’agit de ne plus trouver sa place dans le monde. On doit se poser la question de savoir si la façon dont on mène sa vie est justifiée, ou si on doit prendre un autre chemin. L’idée centrale était de changer l’équation de la confiance, voir ce que sont les répercussions lorsqu’elle est brisée, suivre le raisonnement jusqu’à sa conclusion logique. Tout cela était dans le récit avant même que cela ne devienne une histoire de science-fiction.
Vous avez passé plus d’un an en pré-production, avant de vous mettre à tourner…
Alors que je rédigeais le scénario, j’étais en plein dans ma période d’apprentissage sur la manière dont on fait un film. Je ne savais rien du tout concernant la photographie, le montage, rien de tout ça. Alors que j’écrivais Primer, je faisais en sorte de n’écrire que des scènes qui pouvaient être tournées dans des locaux auxquels j’avais accès avec certitude. Si j’avais l’idée de la mise en scène d’une séquence, il fallait que je sois sûr de quel matériel j’aurais besoin, et si je pouvais me permettre la caméra nécessaire à la concrétisation de mes idées. En gros, j’ai passé un an à vérifier que j’avais ce qu’il fallait pour donner corps à mon scénario. Si ce n’était pas le cas, je devais changer quelque chose dans le scénario. Une fois que j’ai mis le casting en place – c’était surtout moi et David – nous avons répété un mois durant. Nous devions beaucoup répéter parce que je n’avais pas beaucoup d’argent et donc un stock limité de pellicule. En fait, le film était monté avant d’avoir été tourné. Nous avions des séquences prédéterminées de prises, et nous avons dû nous conformer à ça. Nous avons donc tourné uniquement ce dont je savais devoir disposer pour faire ce que je voulais. C’était important que nous finissions toutes les prises du premier coup. Du moment que nous nous souvenions de notre texte, qu’on ne marchait pas sur quelque chose, et que la caméra ne se cassait pas, on gardait la prise. Nous avons donc dû beaucoup répéter, pour procéder ainsi.
Est-ce que Primer tel qu’on peut le voir aujourd’hui à l’écran correspond à ce que vous souhaitiez ?
Non, pas vraiment. Notamment, il y a le problème du son. La qualité n’était pas très bonne, donc nombre de dialogue ont dû être doublés. Et lorsque vous doublez un dialogue, dans mon expérience, quelque chose est perdu. Cela semble moins réaliste, moins crédible. Avec toutes ces petites compromissions, vous obtenez un résultat que les gens peuvent regarder, mais qui est loin de ce que vous imaginiez à l’origine. J’espère, si je fais un autre film avec les bons outils, un meilleur budget et sans ces contraintes, comprendre dans quelle mesure ces fautes venaient de moi, ou d’un manque de budget. À Hollywood, ils peuvent monter des studios, mettre les caméras où ils veulent, bouger comme ils le désirent. Nous avions un nombre limité d’endroits où nous pouvions loger la caméra, donc j’ai pris la décision de ne pas utiliser de décors très élaborés, de ne prendre que la lumière disponible. Je pense que ça fonctionne correctement, mais certaines prises me semblent trop fades. Parfois, lorsque nous étions confrontés à des difficultés, j’ai dû prendre des décisions sur le moment. Finalement, c’est difficile à admettre, mais le film est inférieur à ce que j’avais imaginé.
Vous êtes parti d’une carrière d’ingénieur, pour arriver à celle de réalisateur. Qu’est-ce que chacune de vos carrières a apporté à l’autre ?
J’ai étudié les maths à l’école. Je sais que c’est important, dans la façon dont j’ai considéré le projet. Pendant quelques années, j’ai été ingénieur en conception de logiciels, et ce n’était pas une mauvaise vie, mais je ne me suis jamais réellement investi dedans. J’ai toujours su que c’était avant tout une façon de payer le loyer. En fait, je ne sais pas si j’ai été un bon ingénieur. Par contre, je sais que j’aime les maths. Pas dans un sens pratique, mais parce que, avec les mathématiques, vous êtes confronté à des choses qui sont parfois impossibles à conceptualiser. Donc, constamment, vous réduisez les choses compliquées à leurs composantes les plus infimes. Finalement, c’est comme ça que vous parvenez à résoudre ce qui vous semblait inconcevable. Je me rends compte que c’est la raison pour laquelle je me suis lancé dans l’aventure, parce que lorsqu’on pense à tout ce que représente le fait de réaliser un film, c’est juste terriblement intimidant. Mais sur le moment, je ne me suis pas fait de souci. Je me suis dit qu’il me suffisait de réduire chaque problème à ses composantes basiques, et que cela se résoudrait. J’étais très naïf. Toujours est-il que les maths m’ont beaucoup aidé, en cela.
L’affiche française du film cite Variety, qui compare votre film à 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je n’y crois pas. 2001 est un de mes films favoris, et c’est incroyable de lire une telle citation. Je ne pense pas que Primer parvienne à la cheville de ce film. Peut-être que je me trompe, j’espère que je me trompe – je ne sais pas… 2001 est tellement parfait, c’est une métaphore visuelle, les personnages n’ont besoin de rien dire concernant ce qui se passe à l’écran. Le film fonctionne sur un niveau totalement visuel. Primer, c’est… Je suis en train de chercher des défauts dans mon film, je ne devrais probablement pas ! (rires) Cela me fait tout drôle, parce que je vénère totalement ce film. Si j’ai la chance de gagner ma vie en faisant des films, je n’ose même pas espérer faire quelque chose de proche de 2001 ! C’est très flatteur, mais je ne pense vraiment pas que l’on puisse comparer les deux films…
Votre film est un succès indéniable. Y en aura-t-il un second ?
J’espère, oui. J’écris déjà depuis un an. J’ai pu rencontrer pas mal de gens, des producteurs notamment, qui m’ont tous dit être très intéressés à l’idée de faire partie de mon prochain projet. Je verrai bien, quand mon scénario sera fait, s’ils sont réellement intéressés, et ce qui peut être accompli. Il se passe tellement de choses dans les coulisses d’un film à Hollywood – tellement de contrôle est perdu entre le réalisateur et les producteurs. Je suppose qu’il y a une façon de faire en sorte que le réalisateur garde le contrôle de son travail, une fois qu’il a son budget – mais pour l’instant je ne sais pas laquelle.
Est-ce que vous continuerez votre carrière d’acteur ?
Je ne sais pas. Sur Primer, j’ai organisé des castings, mais je ne trouvais pas les bonnes personnes. J’ai trouvé David Sullivan, mais il faut bien dire que je proposais des rôles qui n’étaient pas payés, donc je ne sais pas ce que j’attendais. Peut-être des gens qui essayaient de se bâtir un CV, c’est d’ailleurs ce que j’ai eu. J’avais des pages du scénario préparées pour eux, pour les auditions, et lorsqu’ils sont arrivés, tous les acteurs – David excepté – se sont mis à lire le texte directement depuis la feuille, sans même lever les yeux. Je ne peux rien dire d’une telle performance, surtout pas si je pourrais faire confiance à cette personne, à un mois de cela. À la fin des auditions, je connaissais pas mal le texte, ne serait-ce que parce que je les avais entendus répéter tant de fois. Et puis, je voulais limiter le nombre de personnes sur le tournage, faire en sorte que, s’ils me lâchaient au dernier moment, cela ne tue pas le film dans l’œuf. Mais je ne suis pas très intéressé par le fait de jouer, de toutes façons. Ce qui est sûr, c’est qu’être devant la caméra, au lieu de n’être qu’à la réalisation, m’a permis de me rendre compte de certaines choses. Peut-être que je jouerai dans le prochain film.
Vous occupez un nombre impressionnant de postes sur Primer. Dans votre prochain film, vous déléguerez ces responsabilités ?
Oui, et j’attends ça avec impatience. Je ne pense pas que ce sera moins stressant, malgré le fait que j’aurai toute une équipe à mes côtés. Je pense même que j’en serai quitte pour des maux de tête encore plus monstrueux, et ce ne sera sans doute pas plus facile. J’aimerais voir travailler de vrais réalisateurs, tournant avec de vrais budgets. Cela m’intéresse énormément : ils semblent avoir trouvé une façon d’être très pris par ce qu’ils font, notamment la réalisation et le fait de maintenir le projet en route, tout en laissant les autres personnes faire ce qu’elles sont censées faire, techniquement. C’est un niveau de confiance que je n’ai pas : je ne sais pas comment les autres réalisateurs font, mais il va bien falloir que je trouve un moyen. Mais, de toutes façons, j’attends ça avec impatience.