Perdu dans les limbes de la distribution internationale, Upstream Color aura mis quatre ans pour se frayer un chemin jusqu’aux écrans français, pour une sortie ultraconfidentielle à côté de laquelle il serait dommage de passer. À Sundance en 2013, le deuxième long-métrage du Shane Carruth avait désorienté festivaliers et jury comme Primer une décennie plus tôt. Science-fiction absconse centrée autour de la découverte accidentelle du voyage dans le temps, ce coup d’essai fauché mais ambitieux était aussi une forme d’autoportrait, celui d’un apprenti cinéaste nolanien bricolant son film tout seul dans un garage, à l’image de ses personnages de Géo Trouvetout, dont l’un était d’ailleurs interprété par Carruth lui-même. Surtout, en contournant soigneusement l’écueil attendu du twist pour lui préférer le vertige provoqué par l’altération irréversible des temporalités, Primer, malgré son jargon rédhibitoire, se singularisait suffisamment pour susciter une réelle attente chez le spectateur. Elle est aujourd’hui récompensée par cette « couleur à contre-courant », qui confirme et approfondit le tempérament expérimental de ce cinéma tout en l’élevant à une maîtrise supérieure.
Signe : Thoreau, ascendant : Malick
D’un film à l’autre, il est au fond question de la même chose, si ce n’est que Carruth radicalise la thématique explorée dans Primer, en faisant cette fois-ci de l’organisme le terrain même de son enjeu existentiel : qu’advient-il lorsque des vies parfaitement conventionnelles se dérèglent à la suite d’une expérience impossible à appréhender pour le commun des mortels ? Nulle machine à remonter le temps ici, mais une larve, que Kris (Amy Seimetz) est forcée à ingérer par un mystérieux assaillant, qui dissémine son élevage dans des gélules dont raffole une clientèle avide de nouvelles sensations. Comme les deux ingénieurs de Primer qui multiplient les allers-retours entre présent et passé, cet individu – « Le Voleur » – n’est motivé que par l’argent, qu’il soutire à cette jeune professionnelle devenue sa marionnette hébétée. Infection et dépossession font contre elle œuvre commune, amorçant un cycle monstrueux au cours duquel un ver, variante miniature de la créature d’Alien, fera son nid dans un corps humain. Il sera ensuite transmis à un porc, dont la dépouille donnera naissance à des orchidées d’une extrême rareté.
La fable écologique est donc ici l’envers de la critique sociale, l’une et l’autre placées ostensiblement sous le signe du Walden de Thoreau, qui était déjà les deux à la fois. À la lecture d’un tel programme, il y aurait de quoi redouter le pire, d’autant que Carruth croit nécessaire de scander ses plans de citations extraites de ce texte, monument du transcendantalisme américain. Fort heureusement, la mise en scène neutralise ces velléités intellectuelles, plongeant le spectateur dans un véritable bain sensoriel que l’on dirait concocté par un disciple de Terrence Malick. À ceci près que Carruth, scientifique de formation, dote sa diégèse d’une logique inhérente. Sa cohérence est mise en évidence par un cercle vicieux qui veut que ces orchidées fournissent aux parasites leur habitat naturel premier, où le Voleur, sorte de Rocancourt aux doigts verts, vient les récolter aux fins que l’on sait. Abondant en circonvolutions trompeuses, une structure narrative finit par émerger, loin de la poésie de lambeaux dans laquelle s’effiloche la syntaxe du réalisateur texan depuis À la merveille.
Le sixième sens
Le principe organisationnel du montage – en partie assuré par David Lowery – est ici la musique, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que Carruth a composé lui-même la bande originale. Son ambient aux accents lyriques entrelace nappes et motifs récurrents d’un morceau à l’autre, dans un jeu de résonances qui trouve un équivalent à l’écran dans l’agencement des plans. À cet égard, le personnage omniscient du « Sampler », qui collecte méticuleusement des sons destinés à d’étranges symphonies bruitistes, est un alter ego de plus pour le cinéaste au travail, pour qui le soundtrack s’insère dans un environnement sonore bien plus vaste et inclusif, pensé en synergie avec la lumière (également signée Carruth). Une démarche intégrée qui autonomise le récit des contingences du scénario, comme si le film lui-même, contaminé par sa propre fascination pour la chair et la matière, finissait à son tour par céder aux règnes animal et végétal et faire écosystème.
On l’a compris, la science, et non la religion, est ici vectrice d’épiphanies. Toute sauf divine, l’immanence est l’horizon de ces personnages neurasthéniques, qui ne peuvent surmonter leur aliénation que grâce aux liens quasi télépathiques qu’ils tissent obscurément entre eux. Bientôt, Kris fera la connaissance de Jeff (Carruth), lui aussi vampirisé par le Voleur. Leur histoire d’amour se réappropriera les figures imposées de la comédie romantique pour en livrer une relecture accablée. Vue de l’extérieur, cette relation, qui a tout de la codépendance en temps de crise, pourrait être diagnostiquée comme une psychose partagée. C’est pourtant une union vitale, appelée à inaugurer un nouveau cycle, au terme duquel la Nature, souveraine, prévaudra.