Pour leur troisième long métrage, Tizza Covi et Rainer Frimmel plongent de nouveau dans l’univers du cirque itinérant. À quelques jours de la sortie de Mister Universo sur les écrans français, la réalisatrice revient sur les origines du projet et sur son engagement pour ce monde qui la fascine tant.
Nous ressentons une grande proximité entre la caméra et les acteurs, que vous connaissez pour la plupart de longue date. Nous nous souvenons notamment de Tairo, déjà épatant dans La Pivellina. Vous avez tourné sur leurs lieux de vies, professionnels et personnels. Comment avez-vous réussi à organiser le tournage et à trouver votre place ?
Nous avons en effet travaillé avec Tairo pour La Pivellina, et nous connaissons Arthur Robin depuis 18 ans. Ce scénario, nous l’avons écrit pour eux en tenant compte de l’endroit où ils vivent, où ils voyagent, et avec qui ils sont liés. Le tournage a duré six à sept semaines au total, mais nous faisions des sessions de deux semaines entrecoupées de pauses. Nous tournons chronologiquement, et ça c’est très important. Notamment car les acteurs sont tous non professionnels, c’est donc plus facile pour eux, pour qu’ils puissent développer de vrais sentiments. Mais aussi parce que c’est plus facile pour nous, car avec Rainer nous assurons toute la technique à deux.
La part écrite du film impose de dire aux acteurs qu’à telle heure nous faisons telle ou telle scène, et quels sont les dialogues. Mais pour les parties plus documentaires, comme par exemple lorsque Tairo nettoie tous les matins les cages de ses lions, nous ne lui donnons pas d’indications sur comment se comporter. En les observant travailler tous les jours, nous trouvons ce qu’il nous faut pour la part documentaire et nous prenons à côté le temps de tourner les parties de fiction. Ce n’est pas toujours facile car tous ils ont également leur vrai travail à faire.
Est-ce que tous les acteurs du film jouent leurs propres rôles ? Je pense notamment aux membres de la famille de Tairo que l’on rencontre tout au long de son parcours.
Oui absolument, c’est bien sa mère, sa tante, son oncle, son grand-frère etc… que l’on voit dans le film. Et c’est ce qui nous intéresse, de se trouver à la lisière de la fiction et du documentaire. Au départ en écrivant le scénario, nous voulions que Tairo rencontre pendant son voyage des personnages cultes du monde du cirque, de vieux artistes. Mais au fur et à mesure, nous nous sommes aperçus que ce serait plus émouvant et plus intéressant s’il rencontrait sa vraie famille. C’est moins spectaculaire, mais pour nous c’était plus réaliste, parce qu’un jeune homme comme Tairo qui a des problèmes ne va pas chez des inconnus mais dans sa famille. Son voyage n’est pas seulement pour trouver ce morceau de fer, c’est aussi un travail de recherche sur lui-même qui va lui permettre de savoir ce qu’il veut faire, s’il veut rester dans le monde du cirque ou faire autre chose.
Est-ce que Tairo et Arthur Robin se sont vus en amont du tournage, ou est-ce que dans cette logique du tournage chronologique vous avez voulu que la rencontre se fasse sous l’œil de votre caméra, pour que son enjeu soit autant celui du personnage que de l’acteur ?
Ils ne se sont pas parlé avant le tournage, et je trouve que c’est justement ça qui fait notre film. La première fois que nous avons parlé du scénario avec Tairo, il nous a dit que ça ne l’intéressait pas trop de rencontrer des vieilles personnes. (rire) Puis nous avons commencé à tourner, et tout le monde lui racontait des choses sur Arthur Robin. Sa mère, sa tante, tout le monde parlait de lui. Nous avons commencé l’aventure à Rome, et Arthur Robin vit dans le nord de l’Italie. Nous avons vraiment fait ce voyage avec Tairo, et à la fin il était très anxieux, très ému de le rencontrer. Il nous a même dit : « C’est mon héros maintenant ! » Il ne s’imaginait pas que ça aurait un tel impact sur lui. Les dialogues sont préparés, mais la visite de la maison d’Arthur et la rencontre avec sa femme sont documentaires. Et c’est si joli pour nous, metteurs en scène, de voir que cela fonctionne. Que dans une fiction, nous pouvons avoir des émotions réelles.
L’élément déclencheur du voyage de Tairo est le vol de son porte-bonheur, ce bout de métal plié que lui a offert Mister Univers lorsqu’il était enfant. Est-ce un élément de fiction ou une anecdote réelle ?
C’est une part de fiction. Tairo est très superstitieux et il a ses amulettes, mais il n’a jamais eu de fer d’Arthur Robin. Ce fer c’est un petit peu notre histoire (ndlr : avec son compagnon et coréalisateur, Rainer Frimmel). Nous avons assisté à l’un de ses derniers spectacles où il a plié ce bout de fer, puis il est venu dans notre direction et nous l’a donné. Nous l’avons gardé à la maison. Nous avons des photos, et nous aimons raconter cette histoire. Après quelques années, nous nous sommes dit que nous aimerions bien le revoir. Mais nous ne trouvions rien sur internet, alors le seul moyen de le retrouver c’était de voyager en Italie, de cirque en cirque, et de demander aux gens : « Mais savez-vous où est Arthur Robin ? Qui a une idée d’où il peut se trouver ? » (rire)
La superstition a une place très importante dans le film, à travers notamment le porte-bonheur en forme de fer à cheval, le rituel de la bougie pour éloigner le mauvais sort, ou encore lorsque la mère de Tairo lui fait lancer du sel pour laisser son passé derrière lui. Est-ce que ce sont des rituels et croyances personnelles dont vous ont parlé les acteurs ou cela venait de vous ?
C’est nous qui avons choisi de les intégrer au script, mais au départ cela vient d’eux. Wendy fait ce rituel de la bougie dès qu’elle a des problèmes. C’est une vieille femme gitane qui lui a dit un jour qu’elle avait le mauvais œil et qu’elle allait l’aider. Alors en écrivant l’histoire, on s’est dit qu’on pouvait utiliser ses mots pour créer ses dialogues, puisqu’on a écrit pour elle. C’est aussi le cas pour le sel, c’était primordial pour nous de ne pas changer ce qu’ils sont. Je n’aurais pas pu dire à la mère de Tairo : « je vous explique maintenant ce qu’il faut faire si vous voulez laisser le passé derrière vous ». Je lui ai demandé ce qu’elle faisait quand elle avait des problèmes, c’est elle qui nous a raconté ce rituel, et nous l’avons rajouté au scénario. C’était facile car les gens du cirque sont très superstitieux, les Italiens aussi en général, et je pense que tout le monde l’est un peu. C’était important pour nous de montrer ça dans le film, tout comme les mouvements à contre-courant, car Tairo et les autres personnages sont un peu à contre-courant de notre monde qui ne va pas dans la même direction.
Justement sur cette idée de contre-courant, nous la percevons plus précisément dans certaines séquences. Je pense bien sûr à la séquence nocturne de la procession religieuse où Tairo marche à contresens de la foule, mais aussi à celle qui se passe sur la fameuse « côte qui descend ». Est-ce qu’ici vous avez uniquement voulu représenter cette idée, ou est-ce qu’on peut l’interpréter autrement ?
C’était une séquence fondamentale pour montrer le côté mystique du film. Ce qui nous intéresse dans la superstition, c’est la contradiction. Par exemple, Tairo ne croit pas à la cartomancie, il la déteste même. Mais il croit à son amulette. Wendy ne croit pas en l’amulette, mais elle croit à la cartomancie et aux bougies. Et sur cette route qui descend, absolument tout le monde a son explication ! (rire) C’est un effet d’optique, ou c’est la science, ou c’est parce que le Pape habite là en été, à Castel Gandolfo. Moi je trouve ça très drôle, et c’est ce que j’aime dans la vie. Tout le monde peut voir les choses d’une autre manière, a le droit de le faire, et j’espère que ça va rester comme ça. Si tout le monde avait la même opinion, cela deviendrait ennuyeux.
Tairo rentre finalement sans son porte-bonheur, et lors de la séquence finale, nous assistons au numéro de contorsion de Wendy. Est-ce qu’il y a volontairement un lien entre la forme courbée de ce bout de fer et la forme que prend le corps de Wendy à ce moment-là ? Parce que l’on a l’impression que vous essayez de nous dire qu’elle aussi peut être son porte-bonheur quelque part.
C’est une parfaite interprétation, mais je sais que tout le monde ne le verra pas car c’est très subtil. (rire) Mais c’est exactement ce que l’on a voulu faire, et c’est pour cela que nous avons pris beaucoup du temps pour travailler ce numéro, avec la musique et les mouvements.
Pourquoi avez-vous choisi d’arrêter le film de cette manière, sans montrer au spectateur la réaction de Tairo lorsqu’il découvrira ce que Wendy a fait pour lui ?
Nous voulions laisser au spectateur la possibilité de s’imaginer sa propre fin du film. Nous cherchions aussi à ne pas être trop kitsch. (rire) Nous aurions pu faire cette scène de retrouvailles entre Tairo et Wendy, mais je trouve que son sourire à la fin et son regard vers lui dit tout. Et il faut se dire aussi qu’il n’y a jamais de fin à un film, parce que même si nous avions fait cette scène où elle lui remet le nouveau fer — et nous y avons pensé — ça n’aurait quand même pas été la fin. Est-ce qu’ils vont être ensemble ? Est-ce qu’ils vont être heureux ? Est-ce que ses lions font finir par mourir ? Une fin ouvre toujours tellement de questions qu’il n’y en a jamais vraiment.
À la fin du générique, nous pouvons lire que vous dédiez votre film à tous ceux qui ont perdu leur emploi du fait de la numérisation du cinéma. Était-ce également un acte militant pour vous de choisir de filmer en argentique ?
Oui, absolument. Dans ce film nous parlons de choses qui vont peut-être mourir. Toute une culture du spectacle qui va disparaître si nous continuons comme ça avec les portables et les ordinateurs. Et c’est la même chose avec les films argentiques, ils vont mourir si personne ne les utilise. Nous avons déjà travaillé avec beaucoup de laboratoires comme c’est notre cinquième film sur pellicule, et ils sont tous fermés.
Maintenant nous travaillons avec un laboratoire en Italie, dans lequel la pièce pour monter les négatifs comporte 40 postes vides. Mais le vrai problème est que plus personne n’apprend ce métier, c’est pourquoi il était vraiment important pour nous de dédier le film à cette culture du cinéma. J’espère que, comme le cirque, cela va survivre et qu’il y aura toujours des gens pour s’y intéresser. Mais ce n’est pas plus qu’un espoir je crois.
En parlant d’espoir sur le futur du cinéma, un film comme Mister Universo n’est-il pas trop compliqué à financer ?
Non pas tant que ça, car nous avons la chance en Autriche d’avoir une aide du gouvernement qui est dédiée aux films documentaires et expérimentaux. Ils n’ont pas un gros budget, nous avons eu au total 100 000 euros, mais cela nous a suffit pour travailler. Nous n’avons pas cherché ailleurs, parce que nous voulions faire le film tout de suite. Nous ne voulions pas prendre le risque d’attendre quatre ou cinq ans pour avoir un plus gros budget, et qu’Arthur Robin soit malade ou n’ait plus envie de faire le film.
Sur ce thème de l’espoir, je voudrais aussi parler de la distribution. Je me sens quelque fois comme Wendy devant le chapiteau du cirque en attendant le public. Elle a passé une heure à se maquiller, les lumières sont en place, la musique est prête, et trois fois sur six tu peux être sûre que personne ne vient. Ce sentiment je le connais très bien, et c’est une véritable bataille. Pas pour notre film seulement, mais pour tous les petits films qui pour moi ont plus d’intérêt que les gros. Et si le public ne fait pas l’effort, maintenant, d’aller voir ces petits films au cinéma, plus personne n’aura le courage de nous distribuer et de nous soutenir. Sans public, rien ne marche. Et il faut s’en rendre compte maintenant, pas lorsque ce sera trop tard.
Avez-vous un prochain projet en préparation, seule ou avec votre partenaire Rainer Frimmel ?
Avec Rainer on ne se dit pas qu’on veut absolument travailler ensemble, mais on se rend compte que c’est beaucoup plus facile, parce que l’on se comprend. Je viens de travailler sur un petit projet documentaire avec un autre cameraman pour une soirée parce que Rainer ne pouvait pas être là. Cette expérience m’a fait comprendre que je n’ai pas besoin d’indiquer à Rainer dans quel sens tourner sa caméra parce qu’il va le faire tout de suite comme je le veux. Alors qu’avec cette autre personne, qui est pourtant un très bon cameraman connu, il la tournait toujours dans le mauvais sens ! (rires) Avec Rainer nous travaillons vraiment en symbiose.
Nous avons trois projets de films que nous voulons absolument tourner. Le premier se passera à Vienne, et sera peut-être plus documentaire encore que Mister Universo, mais toujours à la lisière de la fiction et du documentaire. Des membres de la pègre ont passé dix ans en prison sans cesser de clamer leur innocence et nous voulons tenter de découvrir la vérité avec l’aide d’un vieux commissaire.
Un mot de la fin pour vos futurs spectateurs ?
Je connais Arthur et sa femme, je connais Tairo et Wendy, et passer du temps avec eux, écouter leurs histoires et leurs chansons, ça me rend très heureuse. Cela m’a ouvert au monde, fait rencontrer des gens différents. Et faire des films, c’est vouloir partager ces personnages avec quelqu’un. Je pourrais les garder pour moi, mais j’ai eu envie de les offrir, et j’espère pouvoir trouver des spectateurs avec qui je peux les partager.