En 2005, Tizza Covi et Rainer Frimmel avaient suivi dans la froide campagne italienne le cirque itinérant de Patty et Walter, et en avaient tiré un documentaire, Babooska, primé au Cinéma du réel. La Pivellina est, lit-on sur le dossier de presse, leur « premier film de fiction » : c’est, plus précisément, un entrelacs documentaire et fictionnel, qui poursuit l’aventure commencée avec Babooska, par des moyens renouvelés. Le scénario est des plus simples : Asia, gamine abandonnée, entre dans la vie de Patty, Walter, et Tairo (un autre enfant abandonné). À partir de là naît une œuvre très juste, sensible sans sensiblerie, qui, réveillant toute une histoire du cinéma (le néoréalisme, Chaplin) et en évoquant un plus contemporain (celui des Dardenne) se fraye une voie singulièrement intéressante. Retenue à Cannes dans la sélection de la Quinzaine et primé dans de nombreux festivals, La Pivellina, œuvre à micro-budget, prouve, si c’est encore nécessaire, que la qualité n’est pas toujours dépendante de la quantité d’argent mise en jeu.
« Ercole ! Ercole ! » Le cri de Patty au début de La Pivellina a quelque chose de familier. L’actrice elle-même, sublime Patrizia Gerard, fait revenir dans l’image comme un fantôme du passé : on croit entendre Anna Magnani criant, figure tragique, le nom de son fils dans Mamma Roma : « Ettore ! Ettore ! » Comme Pasolini, les réalisateurs Tizza Covi et Rainer Frimmel se fraient un chemin dans les marges géographiques et sociologiques de Rome, dans ces zones troubles que le pouvoir regarde d’un œil suspicieux. Comme Pasolini, ils filment au plus près une mère, prostituée sublime chez le premier, saltimbanque en quête d’amour – à prendre et à donner – chez les seconds. Mais Ercole est un chien, son nom aurait dû nous mettre la puce à l’oreille : « Hercule », c’était trop gros pour être honnête… D’emblée, le film glisse aussi, avec bonheur, sur une autre pente : celle du comique.
Patty, donc, n’est pas mère. Et pourtant : partie à la recherche d’ « Hercule », elle tombe sur Asia. Dans la doudoune rose de cette gamine de deux ans, elle trouve un mot et une photo de famille, dont un visage – celui du père – a été déchiré. Patty et Walter, artistes de cirque, recueillent l’enfant abandonnée, comme ils avaient adopté Tairo quand ses parents ont disparu. C’est elle, cette gamine, qui donne son titre au film. Elle est la descendante directe des enfants néoréalistes (ceux de Vittorio De Sica, par exemple : Les enfants nous regardent, Sciuscia, Le Voleur de bicyclette), mais aussi la cousine de Gelsomina (La Strada) et de Lennie (Le Petit Fugitif). Sur le fronton d’une école, on aperçoit d’ailleurs un nom : Federico Fellini. Le clin d’œil, qu’il soit conscient ou non, est significatif. Le cirque est ici l’école de la vie : mais une école sans Zampano, une école plus humaine et chaleureuse que la fête foraine où se perd le petit Lennie du Petit Fugitif. Asia, la Pivellina, la « petite débutante » en français, trouve ici une vraie famille. Car au fond, que sont-ils tous les trois, Patty, Walter et Tairo, sinon eux aussi des petits débutants, des laissés-pour-compte, contraints d’apprendre tous les jours un peu plus de la vie, de l’affronter et de la risquer : dans leurs numéros de cirque comme en vrai. Tous des pivellini, donc.
Tous des kids, dirait un autre « enfant de la balle », auquel les réalisateurs font aussi un clin d’œil discret. Sur la page de gauche d’un journal brièvement entrouvert, on aperçoit en effet une photo de Charlie Chaplin, avec ce titre : « les trois visages de Chaplin ». Trois visages ? Patty, Walter, et Tairo, peut-être, qui font tous de la petite Asia leur kid, leur enfant et leur double. Le film se construit sur une suite de pas de deux, de trois ou de quatre, qui constituent une série d’apprentissages, au sens le plus littéral du terme : on apprend à conduire, on révise une leçon d’histoire, on apprend à se battre ou à manger une pizza. Où le spectateur « apprend » aussi que la Joconde est de Picasso, et que Mussolini est entré en guerre en 1994. Autre point commun avec Chaplin, donc : on rit souvent, devant La Pivellina. Et si les dialogues sont souvent très drôles, un simple mouvement de caméra suffit souvent à désamorcer le pathétique ou le tragique par un effet comique.
Les larmes de Dieu
Il est impossible de ne pas fondre devant la bouille d’Asia, petit bout de chou étonnamment adulte, et traité comme tel (par la famille comme par la caméra) sans niaiserie ni mièvrerie. La Pivellina échappe au misérabilisme, au pathétique, à l’emphase, au « film à thèse », à tout ce que le scénario pouvait laisser craindre de pire, et qu’aurait servi à cautionner un carton indiquant « d’après des faits réels ». Car Patricia Gerardi, Walter Saabel, Asia Crippa et Tairo Caroli sont ici dans leur propre rôle : Tizza Covi et Rainer Frimmel avaient déjà réalisé un documentaire sur le cirque itinérant de Patty et Walter (Babooska, primé au Cinéma du réel 2006). La Pivellina poursuit l’aventure, par le moyen de la « fiction », pourrait-on dire, si la distinction documentaire/fiction avait un sens. Mais c’est un de ces rares films capables de travailler les formes de l’intérieur, pour que soit renouvelé le regard que l’on porte à la fois sur le monde et sur le cinéma. La mise en scène est ici la manifestation – le manifeste esthétique et éthique – d’un rapport à la « chose » filmée soucieux d’en faire un « sujet » du regard, et non simplement un « objet ». Le point de vue – en premier lieu l’art de placer et déplacer sa caméra, de choisir l’échelle, la « distance » du regard – est d’abord l’art de faire parler le « sujet » sans rien lui extorquer. Une maïeutique.
La manière dont Tizza Covi et Rainer Frimmel ont dirigé leurs « acteurs » est significative de leur travail de cinéaste : aussi bien parce qu’ils ont partagé leur quotidien pour élaborer à partir de là le scénario que par la manière dont ils ont tourné chaque scène, en donnant quelques indications sur le type de scène prévues, avant de laisser les acteurs « inventer » leur rôle à partir de leur réalité propre. La Pivellina est un film juste et humble, au meilleur sens du terme. La photographie trouvée dans l’anorak d’Asia a une valeur presque paradigmatique : l’image est à elle seule une histoire, celle d’Asia, et un discours, celui de sa mère, qui a déchiré la photo, pour retirer du cadre le visage du père. Quand Patti raconte à Tairo que lorsqu’il était petit, il montait au haut des toits et menaçait de se suicider, on voit un bref instant le visage de Tairo, mais on n’y reviendra qu’à la fin du long récit que fait Patti en riant. Pas de champ-contrechamp pathétique, donc. On sait que Tairo pleure quelque part dans le hors-champ, cela suffit. Cette maîtrise – cette humanité – du point de vue, Tizza Covi et Rainer Frimmel la manifestent à chaque instant, elle leur permet d’être au plus proches de ces « personnages » qu’ils aiment filmer en plan séquence, qu’ils aiment suivre, caméra à la main, sans faire pour autant de cela une formule creuse, une estampille « documentaire ».
Mi-fiction, mi-documentaire ? ou ni fiction, ni documentaire ? Ce terrain vague de la périphérie romaine où Patti et Walter ont posé leur caravane devient aussitôt l’univers d’Asia, terre et mer à la fois. Une terre d’accueil, à l’opposé de l’Italie berlusconienne, d’une Italie sans cesse présente dans le film : dans les propos de Walter, effrayé qu’on les accuse d’avoir enlevé la gamine, eux qu’on accuse déjà de tout ; ou dans cette scène où la police vient vérifier les papiers de la famille et s’enquiert de la petite Asia (une belle scène, à mille lieues de toute caricature). L’Italie contemporaine est grise et pluvieuse, et le choix d’un éclairage naturel ne fait rien pour « embellir » l’image. Mais au petit matin, le terrain quasi inondé devient comme une sorte de mer où Asia peut patauger. Après cette nuit pluvieuse, Patty dit : « Dieu pleurait. » Et il y a de quoi. Tout au long du film, l’anorak rose de la Pivellina et les cheveux rouges de Patty semblent lutter pour colorer l’image. Mais le mot de la mère d’Asia précisait qu’elle reviendrait. Et l’on repense alors à la figure tragique de la Magnani, criant la perte de son enfant dans Mamma Roma.