Dans leur nouvel opus multiprimé au festival de Locarno, Tizza Covi et Rainer Frimmel nous proposent une immersion dans le mode de vie en péril des cirques itinérants italiens. Il s’agit là de leur sujet de prédilection, l’aventure entre les deux réalisateurs et les protagonistes ayant débuté il y a près de deux décennies. De ce monde forain tombant en désuétude qui les fascine tant, ils en avaient tiré Babooska, documentaire récompensé en 2005 à Cinéma du Réel. Frustrés par l’impossibilité d’influer sur le cours des choses avec la forme documentaire, ils avaient ensuite poursuivi l’aventure avec une partie de la fine équipe en passant à la fiction avec La Pivellina en 2009 et L’Éclat du jour en 2014. Mais tout comme pour ces derniers, il conviendrait pour Mister Universo d’utiliser le mot « fiction » avec parcimonie. Cet ovni hybride s’appuie en effet sur un scénario comportant une trame fictionnelle, celle de la quête d’un nouveau porte bonheur autrefois offert par Mr Univers, mais met en scène des acteurs non professionnels jouant leurs propres rôles. Au seuil de la réalité et de la fiction, Mister Universo est construit comme une suite d’entretiens de personnages bien réels, pour mieux nous dresser un portrait authentique du monde forain.
Les coulisses du rêve
Autant qu’un art, le cirque est un spectacle de l’exploit. Du dompteur de lion à l’équilibriste, l’univers du cirque met en piste l’extraordinaire pour offrir émerveillement et frissons aux spectateurs. Il est tentant de s’imaginer que cette joie effervescente se prolonge dans le quotidien des artistes au-delà de la représentation, mais les réalisateurs nous donnent à voir ici l’envers du décor de la vie de ces travailleurs du rêve. La caméra filme les recoins du campement et des caravanes, mais reste volontairement à l’extérieur du chapiteau. Elle n’y entre que pour nous offrir quelques instants volés du spectacle des lions, depuis les coulisses. Il faudra attendre les deux tiers du film pour y pénétrer réellement, pour seulement une poignée de secondes. Cette volonté des réalisateurs, intensifiée par l’exposition de la dureté des conditions de vies et des relations parfois tendues du sein du cirque, crée une certaine frustration chez le spectateur. Néanmoins celui-ci se souvient rapidement que ce n’est pas ici le propos.
Lorsqu’il était haut comme trois pommes, les parents de Tairo l’avaient emmené avec son frère voir un spectacle de Mister Univers alias Arthur Robin, premier homme de couleur à recevoir ce prestigieux titre en 1957. Au moment de quitter la piste, celui qui était aussi connu sous le nom de « l’homme le plus fort du monde », avait pour habitude de plier une lame de fer pour faire la démonstration de sa force herculéenne et l’offrir à un membre de l’assemblée. Ce jour-là, Tairo fut le plus grand des chanceux et décida fermement qu’il avait trouvé son objet porte-bonheur. Aujourd’hui jeune adulte et dompteur de lions dans un cirque itinérant, son rituel de pré-représentation est construit autour de ce bout de métal en forme de fer à cheval, et le vol de ce dernier va être le déclencheur du récit. Le jeune héros va alors se lancer dans une quête à travers l’Italie à la recherche d’Arthur Robin, dans l’espoir qu’il lui façonne un nouveau porte-bonheur.
Les réalisateurs cherchent à embarquer le spectateur aux côtés de Tairo lors de son voyage initiatique, et la recherche de Mister Univers n’est qu’un prétexte pour suivre le jeune homme dans ses pérégrinations. Il part ainsi à la rencontre de membres plus ou moins lointains de sa famille, faisant eux aussi partie de l’univers forain. Il croise également Lola, célèbre chimpanzé qui a tourné notamment avec Fellini, clin d’œil des réalisateurs qui sonne comme un hommage, l’univers de Mister Universo n’étant pas sans rappeler La Strada.
Le parti pris esthétique du film traduit la volonté des réalisateurs de représenter le réel sans artifices tout en évoquant dans son mode de tournage le néorealisme. Encadrée par des séquences fictionnelles, la majeure partie du film relève du documentaire. À travers les rencontres successives des vrais membres de la famille de Tairo, qui évoquent tour à tour leurs souvenirs de jeunesse et partagent avec nous leur quotidien, le film témoigne plus largement de l’évolution de cette communauté sur plusieurs générations. Tourné en décors naturels avec une absence totale de musique extradiégétique, Mister Universo bénéficie également d’un montage chronologique pour ne jamais nous déconnecter des personnages. La séquence d’ouverture plonge immédiatement le spectateur dans l’intimité de Tairo qui semble prisonnier du cadre, comme pour mieux illustrer son emprisonnement social. Cette sensation perdure jusqu’à la fin du film, les protagonistes étant quasiment intégralement filmés en plans rapprochés.
Déclaration d’amour militante
Les réalisateurs ont ici la farouche volonté de mettre sous le feu des projecteurs un mode vie singulier et traditionnel en s’engageant, aux côtés de leurs protagonistes, dans une lutte contre l’oubli. Mister Universo est une œuvre militante à bien des égards, et sous ses allures de fable moderne le film tend à devenir au-delà de la projection le porte-drapeau de ces univers hétérodoxes qui luttent pour ne pas disparaître. En effet Tizza Covi et Rainer Frimmel ont tourné intégralement en 16 mm et ont fait le choix de clore leur film par une prise de position plus large, en le dédiant « à tous ceux qui perdirent leur emploi du fait de la numérisation du cinéma ».
Tout en faisant preuve d’une grande justesse dans la transmission des émotions, les réalisateurs ne sont cependant pas toujours subtiles dans leur représentation de ce monde à contre-courant, notamment dans une séquence où Tairo marche en pleine nuit à contresens d’un défilé religieux, ou encore lorsqu’il se rend avec Wendy sur la célèbre « côte qui descend » près de Rome. Toutefois ces deux séquences illustrent également la contradiction qui existe dans la croyance et la superstition, deux éléments essentiels dans Mister Universo. En effet le film questionne la compatibilité de ces croyances avec le monde d’aujourd’hui à travers la valeur du porte-bonheur et plusieurs rituels chers aux protagonistes (une bougie qui fait fuir le mauvais œil, du sel pour laisser son passé derrière soi). La forme fait également écho au fond car le film nous donne à voir une réalité morcelée, où l’authenticité et la fiction s’entrelacent habilement, laissant au spectateur le choix de croire ou non à ce qui lui est montré.
Il nous est offert tardivement en guise d’espoir une séquence avec le fils de Mr Univers, reprenant le flambeau de son paternel, comme pour témoigner de leur volonté collective de faire perdurer leur mode de vie. L’aventure se clôt non sans émotion sur la chanson de l’oncle de Tairo, que l’on entend à plusieurs reprises. Des paroles qui résonnent avec la volonté des réalisateurs d’honorer un mode de vie à part : « Cherche l’amour dans ce que tu fais. Bats, cœur, bats par amour » (…) « Bats, cœur, bats fort à l’intérieur », tel un hymne en hommage à ces oubliés.