Onze ans après Sehnsucht, Valeska Grisebach revient à la réalisation avec Western, sélectionné cette année dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes. En jouant avec les codes de ce genre classique par excellence, la réalisatrice allemande interroge les rapports ambigus entre Europe occidentale et Europe orientale sur fond de mondialisation. Rapports doublement ambigus : à l’échelle européenne, les ouvriers allemands détachés qu’elle filme sur leur chantier bulgare sont certes les représentants d’un impérialisme économique qui semble faire feu de tout bois. Mais eux-mêmes viennent d’ex-RDA et, au sein de leur propre pays, ils font figure de laissés pour compte de la réussite économique et sociale. C’est donc à un voyage radicalement tourné vers l’Est que Valeska Grisebach nous invite dans ce troisième long-métrage de cinéma : elle nous relate ici les différentes étapes de ce périple cinématographique.
Votre second long-métrage, Sehnsucht, prenait certes au fil du récit un virage mélodramatique, mais il restait globalement éloigné de tout genre cinématographique vraiment identifiable. Comment vous est venue l‘idée de vous attaquer, avec ce nouveau film, à un genre absolument mythique ?
Depuis toute petite je suis fascinée par le western et c‘est un genre que je voulais m‘approprier. Ce sont les qualités aventureuses et romantiques du western qui m‘ont attirée à eux. Ces motifs romantiques sont bien sûr également liés à la frontière entre le monde sauvage et la civilisation. Un héros solitaire se trouve à un moment décisif de son existence, au cours duquel il se dit que la vie lui doit une aventure.
C‘est aussi un genre complètement masculin et en tant que femme j‘avais tout simplement envie de découvrir, en quelque sorte, cette masculinité du western et de me confronter au problème qui le sous-tend : comment mettre en scène un visage qui dissimule beaucoup d‘émotions, qui peut paraître très froid, mais qui, précisément à travers cela, communique beaucoup de sentiments.
Ces deux points se sont mêlés à d‘autres choses, en particulier un questionnement qui m‘a beaucoup préoccupée : celui d‘une xénophobie latente que j‘ai pu parfois percevoir en Allemagne — naturellement, pas uniquement en Allemagne — et que j‘ai trouvée flagrante.
Pouvez-vous expliquer comment vous avez travaillé les lieux communs du western dans l‘écriture de votre film ?
À partir du moment où l‘on se décide à se confronter au genre, on doit se poser la question de l‘approche que l‘on choisit. En effet, il y a tellement de sous-textes auxquels on se prend à penser, que l‘on doit être très prudent avant de se décider : sur quel point ai-je envie de mettre l‘accent ? Dans mon film, j‘ai choisi de privilégier des thèmes qui m‘ont toujours intéressée dans le western : un héros solitaire, et donc la question de la solitude, mais aussi celle de la responsabilité personnelle, de la construction d‘une société… Et peut-être avant tout le problème de la loi : quelle loi fait-on valoir ? Celle de l‘empathie ou bien celle du plus fort ? Bien sûr, il fallait aussi que je pose la question de la faiblesse : comment peut-on supporter ses faiblesses, notamment lorsqu‘on entre en contact avec un autre. À quel point suis-je prêt à faire la connaissance de l‘autre ? J‘ai essayé de rendre sensibles ces interrogations à travers le personnage de Meinhard : à quel point Meinhard est-il prêt à laisser libre cours à son désir d‘un foyer, d‘un « chez soi » ?
Justement, venons-en à votre acteur principal : comment avez-vous rencontré et retenu pour le rôle le sensationnel Meinhard Neumann ?
Lorsque j‘ai vu Meinhard pour la première fois, j‘ai vraiment eu un choc. Au début de l‘écriture du scénario, je me suis accordé un plaisir tout à fait superficiel où j‘allais demander aux hommes dans la rue quel était le moment « de western » de leur vie, où je les reluquais tout en me demandant : « est-ce que je peux tout simplement m‘imaginer cet homme, à cheval, dans un authentique western ?»
Pour revenir à Meinhard : je l‘ai aperçu pour la première fois sur un marché à chevaux, il portait son chapeau de cow-boy et avait ce visage incroyable. On aurait dit qu‘il était une icône du cinéma classique qui se serait égarée là, tout droit sortie d‘un vieux western.
Lors de nos premières rencontres, Meinhard était assez distant, mais il affichait en même temps une certaine curiosité. Il a tout simplement fallu le temps de l‘écriture du scénario et les rencontres répétées pour en parler, pour que nous devenions plus proches.
Mais lorsqu‘il a pris la décision de s‘engager sur le projet, les choses ont réellement changé. Meinhard a fait montre d‘un réel sens de la pose, de la chorégraphie, et m‘a même dit à plusieurs reprises que je n‘avais pas besoin de lui expliquer trois jours à l‘avance ce que nous tournerions. Toutefois, ma collaboration avec les acteurs a beaucoup dépendu de leur personnalité. Avec Reinhardt Wetrek, par exemple, qui joue le rôle de Vincent, cela a été en comparaison très différent de mon travail avec Meinhard : Reinhardt est un sportif professionnel, habitué à s’échauffer de façon très intense. Pour jouer son rôle, il s‘est ainsi préparé, en profondeur, sur le plan psychologique.
Western est certes un film très écrit, très pensé, mais ce qui est par ailleurs très beau, c‘est que vous laissez libre cours à un vrai sens de l‘observation. Vous prenez le temps de regarder les êtres et les lieux.
Pour moi, la question de la confrontation concrète avec la réalité est très importante. Cela nous amène tout simplement à réfléchir à ce que le médium cinématographique saisit du réel ; à penser le contraste entre ce qui est inventé, conçu en amont et ce qui ne peut pas être imaginé. Cette tension est très fructueuse et l‘on doit toujours faire attention à la marge de manœuvre que l‘on est en mesure de trouver entre ce que l‘on a écrit, imaginé et ce qui relève de l‘imprévisible. Pour moi, il y a quelque chose de très stimulant là-dedans : on doit toujours être prêt à se laisser aller à une certaine perte de contrôle — et de fait, sur ce projet, le tournage en Bulgarie a représenté un voyage dans l‘inconnu, qui requérait de ma part une coopération active avec l‘ensemble de la vaste équipe.
À ce sujet, dans ma première esquisse du scénario, j‘avais de façon singulière situé l‘intrigue dans une Roumanie complètement inventée par moi, sans que je n’y aie jamais mis les pieds — un peu comme l‘Amérique des romans de Karl May. Je savais en tout cas que je voulais me confronter à cette tendance allemande à se mettre sur un piédestal par rapport aux autres — à travers cette histoire de travailleurs allemands qui débarquent dans un pays qui leur est inconnu, avec leurs machines et leur savoir technique. Et pour mettre en scène cette histoire, j‘ai rapidement établi qu‘il me faudrait explorer l‘Europe de l‘Est. C‘est pourquoi j‘ai ensuite beaucoup voyagé à travers la partie orientale de l‘Europe — à trois, seulement avec mon assistante et une traductrice. Lorsque nous avons fait la connaissance des habitants de Petrelik — le village bulgare qu’on voit dans le film –, ils ont d‘abord été un peu dubitatifs quant à notre prochain retour, car ils sont habitués à voir passer beaucoup d‘Européens de l‘Ouest qui ne se montrent guère qu‘une seule fois, sans jamais revenir.
Environ dix voyages ont été nécessaires pour qu’ils puissent prendre au sérieux notre projet de tourner un film dans leur village. Ensuite j’ai vécu ce moment d’adrénaline quand la petite équipe du début s’est transformée soudain en un vaste ensemble. J’ai compris que les choses sérieuses allaient commencer ! En tout cas, nous avons été chaleureusement accueillis à Petrelik.
Pouvez-vous nous dire exactement comment vous avez trouvé et sélectionné les décors grandioses que l‘on peut voir dans Western ?
Au cours de mon premier voyage en Bulgarie, j‘ai vu tant de paysages magnifiques, que j‘aurais voulu tous les filmer avec la petite caméra que j‘avais emportée : il y en avait un, et puis encore un autre et ça n‘en finissait plus…
Je me suis particulièrement intéressée à la région frontalière entre la Bulgarie et la Grèce, parce que je la trouvais remarquable en ce qui concernait son paysage. J‘ai trouvé qu‘elle serait parfaitement à même de libérer des images évocatrices — entre autres parce que cette frontière a une forte portée symbolique. J‘ai poursuivi mon périple jusqu‘à la frontière avec la Serbie, où j‘ai découvert un autre village qui aurait pu également convenir. Plus tard, lors du travail sur le film, j‘ai dû veiller à ce qu‘il n‘y ait pas trop de « beaux » paysages à apparaître dans le film : je devais m‘astreindre à un certain dosage pour ne pas lasser le spectateur.
Ce qui est également frappant dans Western, c‘est sa photographie : comment avez-vous travaillé avec Bernhard Keller pour créer cette lumière aussi nette ?
Bernhard Keller et moi-même nous connaissons depuis longtemps. Pour Western, nous n‘avons pas cherché de solution esthétique précise, mais nous avons plutôt parlé de façon très générale l‘un avec l‘autre. Avant toute chose, nous sommes préoccupés de la narration : il ne s‘agissait pas de transposer de façon cosmétique la forme d‘un western typique dans le nôtre. Nous voulions, de fait, rester assez « familiers », universels dans notre rapport à la prose du western classique.
Par exemple, supposons que nous ayons une place, une voie, deux hommes. À quel moment fait-on le champ/contrechamp entre ces deux hommes pour annoncer le duel qui les opposera dans la suite du film ? Quelle échelle choisit-on pour les plans — c‘est-à-dire ici pour filmer ce qui se produit entre Meinhard et Vincent ? Comment, tout simplement, organise-t-on la scène autour de ces deux hommes ?
Le plus beau, dans tout ça, a été de pouvoir travailler à nouveau avec Bernhard. Au fil des ans, une forme de compréhension muette s‘est établie entre nous, a émergé de notre relation professionnelle.
Vous parliez à l‘instant d‘universalité. Un autre point très intéressant de Western est justement la question de la langue : comment avez-vous conçu cette « troisième langue » qui permet à Meinhard et à ses camarades bulgares d‘établir un pont entre leurs langues respectives ?
En ce qui concerne cette « troisième langue », quelques personnes se sont étonnées que l‘on ait choisi de sous-titrer en allemand les dialogues parlés en bulgare. En fait, je ne voulais pas suggérer de hiérarchie entre les deux langues : je souhaitais au contraire qu‘un va-et-vient s‘installe entre elles, que le spectateur puisse comprendre tout ce qui était dit dans le film. Bien sûr, cette décision est liée en partie avec le plaidoyer pour la compréhension que j‘ai essayé de faire passer dans le film. J‘ai en tout cas pris beaucoup de plaisir à écrire cette « troisième langue ». J‘ai dû faire des essais, déterminer quels mots, quels gestes fonctionneraient afin qu’elle puisse devenir crédible pour le spectateur.
Avant de terminer cet entretien, j‘aimerais poser une question qui concerne moins votre travail de mise en scène qu‘un point ambivalent du scénario : dans le film, il y a beaucoup d‘allusions à la Seconde Guerre mondiale. Particulièrement du côté bulgare, il semble parfois y avoir beaucoup de respect pour l‘armée allemande de l‘époque… Quel était donc le rapport de l‘Allemagne à la Bulgarie pendant le conflit ?
L‘Allemagne et la Bulgarie étaient en fait quasiment alliés. En tant qu‘Allemande, j‘ai été parfois horrifiée par le respect avec lequel on peut entendre les Bulgares parler de l‘Allemagne, sur la base de cette relation entre les deux pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment dois-je réagir en tant que personne quand on témoigne, à mon égard, d’autant de respect à cause de ce lien historique ?
Me confronter à cette forme d‘approbation des Bulgares a en tous les cas été très fructueux pour le film. Cela m‘a aidée à préparer la « scène de théâtre » qui accueillerait le combat à venir entre Meinhard et Vincent.
Mais cette déférence est cependant très fragile. Dans le village, on pouvait aussi entendre, par exemple : « une invasion allemande en Bulgarie, c‘est ce que vous souhaitez ?» — cela vient du fait que les Bulgares se sentent un peu délaissés au sein de l‘Europe. Pendant le tournage, nous avons pu sentir cette agressivité à notre égard qui est causée par ce sentiment d‘être délaissés, oubliés.