Article publié en partenariat avec La Nouvelle Revue Pédagogique
Genre iconique du classicisme hollywoodien, le western, dans sa forme originelle, est a priori très éloigné de notre cinéma européen. Pour son troisième long-métrage de cinéma – onze ans après le remarqué Sehnsucht – la réalisatrice Valeska Grisebach en reprend pourtant les codes. Dans Western, elle s’intéresse en effet à un groupe de travailleurs allemands détachés – dont elle fait d’authentiques cow-boys –, partis construire une centrale hydraulique dans la campagne bulgare, à la frontière grecque.
À la conquête d’un genre à première vue indissociable du mythe de la nation américaine, la cinéaste livre ainsi un film surprenant : aussi minutieusement naturaliste que secrètement romanesque, Western interroge avec finesse un certain malaise qui gagne progressivement l’Europe contemporaine.
Le sentiment patriotique et la conquête d’un territoire
Après la victoire contre les Indiens, le drapeau américain est hissé au sommet d’un fort, figurant une première pierre posée à l’édifice de la nation américaine. Tous, jusqu’à la servante noire et même un Indien, sont unis sous la même bannière. Cette scène canonique, qu’on trouve à la fin de Sur la piste des Mohawks (1939), condense en quelques plans la mythologie dont le western classique tire sa substance : comment la conquête d’un territoire sauvage, « barbare », permet la naissance d’une nation. Valeska Grisebach cite cette scène fondatrice presque littéralement : vers le début du film, alors qu’ils se sont à peine familiarisés avec leur poste de travail bulgare, deux travailleurs hissent le drapeau allemand au sommet de leur camp de fortune. Meinhard (Meinhard Neumann), le héros, trône à côté du drapeau, le regard perdu dans le lointain. Mais au sentiment de la communauté, de l’union, qui colorait d’une teinte chaleureuse la conclusion du film de John Ford, se substitue ici une forme de dénuement inquiétante ; l’univers mental de l’individu met au second plan la nécessité de la conquête, la ferveur d’une aventure collective : tel le Voyageur au-dessus d’une mer de brouillard de Caspar David Friedrich, Meinhard, plongé dans sa contemplation est, en parfait héros romantique, isolé dans le cadre – seul face à une nature terrassante.
Le mythe du cow-boy solitaire
Peu loquace, secret, rusé, Meinhard est un solitaire ; un « homme sans passé », un cow-boy plus dandy que rustre, et en cela moins « John Wayne » que « Henry Fonda ». Mais par son ouverture à l’altérité, à la langue de l’autre, il rappelle plus fondamentalement le James Stewart de La Flèche brisée (Delmer Daves, 1950) : dans ce western pacifiste, l’acteur interprétait un ancien soldat revenu de la Guerre de Sécession, qui se faisait l’intermédiaire entre les Blancs et les Indiens – dont il connaissant la langue. Car, qui dit confrontation entre plusieurs langues, dit aussi difficultés – mais également stratégies – de communication : le western classique est peuplé de figures de Blancs qui, pour racistes qu’ils puissent être, savent au moins déchiffrer et interpréter parfaitement les signes des Indiens – c’est notamment le cas du héros de La Prisonnière du désert, Ethan (interprété par John Wayne).
Brouillage des signes
Dans le film de Valeska Grisebach, cette communication est brisée puis maintes fois rompue, tout simplement parce qu’il n’existe plus de langue commune entre ses protagonistes. C’est l’une des grandes forces du film : montrer que la rencontre – en partie – manquée entre les Allemands et les Bulgares est moins la conséquence d’un problème de langage que, plus globalement, le résultat d’un brouillage des signes : même au sein de cet univers de travailleurs où doit régner une lisibilité parfaite, une vision utilitaire du langage – centrée sur sa fonction référentielle –, le mot ne vaut finalement plus pour la chose. D’une façon symétrique, les Allemands, jusqu’à Meinhard lui-même vers la fin du film, se trompent de façon parfois rédhibitoire dans leur lecture des signes émis ou laissés par les voisins bulgares — comme le figure l’ultime scène de danse : entre leur xénophobie – plus ou moins rentrée – d’une part, leur goût de l’aventure d’autre part, ces pionniers de l’Europe néolibérale, comme pris dans un étau, échouent à trouver la voie d’une entente fraternelle.
10 westerns pour mieux apprécier le film
Classiques…
La Piste des géants, de Raoul Walsh (1930)
Sur la piste des Mohawks, de John Ford (1939)
La Poursuite infernale, de John Ford (1946)
La Prisonnière du désert, de John Ford (1956)
La Rivière rouge, de Howard Hawks (1949)
Le Passage du canyon, de Jacques Tourneur (1946)
La Ville abandonnée, de William Wellman (1948)
La Flèche brisée, de Delmer Daves (1950)
Et contemporains :
La Porte du Paradis, de Michael Cimino (1980)
La Dernière Piste, de Kelly Reichardt (2010)