Chaque année depuis près de quinze ans, les « Rencontres cinématographiques de Cerbère – Portbou », aux confins des catalognes espagnole et française, accueillent deux poignées de cinéastes venus d’un peu partout, dont les films ont été sélectionnés dans différents festivals, voisins ou non : L’Alternativa à Barcelone, les Trois Continents à Nantes, Cinélatino à Toulouse ou encore le FID Marseille. D’autres ont été choisis par quelques francs-tireurs de la production et la diffusion indépendantes, dont Patrick Viret, le fondateur de ces Rencontres, se sent proche : les réalisateurs Éric Pauwels ou Gilles Coudert, l’association Lumière du Monde, l’ACID… on en oublie, pardon pour eux, tant le programme est dense et l’horizon vaste. Dans le cadre inattendu et désuet d’un hôtel de style paquebot édifié dans les années 1930 à Cerbère, dernière étape ferroviaire avant l’Espagne, les films à forte dominante documentaire sont montrés tambour battant en présence, pour la plupart, de leurs auteurs, et d’un public local attentif et toujours plus nombreux. Nos prédécesseurs, qu’ils soient loués, ont largement évoqué « l’esprit du lieu », entre frontière et passage, ombre tutélaire de Walter Benjamin et transit des réfugiés républicains dans des temps sombres : nous n’y reviendrons pas, sinon pour en rappeler la fraîcheur, la précision, l’intelligence et le charme, absolument fous. Passons à l’essentiel, passons au cinéma.
Demander où va le monde, c’est d’abord se demander d’où il vient ; retrouver son origine, c’est retrouver le lieu d’où le départ, pas forcément nouveau, est possible : trois films-trajectoires ont ainsi marqué le public de ces 14e Rencontres par la convergence de leur quête et de leur angoisse. Trois films qui ont laissé une empreinte existentielle forte sur le paysage qui se dessinait lors de ces journées dans ce lieu à cheval entre deux États, où le thème de la frontière est sans doute un peu plus… naturel (d’aucuns diraient : attendu) qu’ailleurs. En Chine (Xun Ma, de Tao Gu), en Afrique (Le Koro du Bakoro, de Simplice Ganou, lauréat du festival) et dans l’immémorial labyrinthe de la forêt amazonienne (Piripkura), le lieu des origines était une entité incertaine qu’il faut sauver, retrouver ou encore exhumer du recoin le plus éloigné, celui de l’indifférence. Présenté par Jérôme Baron, qui l’avait montré au festival nantais des Trois continents, Xun Ma (« Comme un cheval fou ») témoigne de la vivacité d’une scène chinoise indépendante où une multitude de réalisateurs documente le réel d’un pays mutant. Accompagné de Tao Gu, réalisateur sino-canadien qui pendant plusieurs années a suivi son ami Dong, photographe, et filmé ses errances d’ivrogne et d’artiste raté, Jérôme Baron rappelait que la diffusion – clandestine et rare – de Xun Ma en Chine ne s’était pas faite sans une certaine hystérie : la violence, y compris sexuelle, des rapports entre les individus, le regard acerbe sur une société libérale où seuls comptent le travail et l’argent, et la confrontation avec quelques tabous de la société chinoise (les rapports entre parents et enfants, l’avortement) font de Xun Ma un objet à la fois transgressif et romantique. Histoire d’une traversée du sud au nord du pays, vers un village natal qui ressemble toujours plus à un mirage, Xun Ma dessine un portrait de jeune artiste dans une société affairiste où il ne trouve pas sa place. Ponctuée d’étonnantes confessions où un jeune homme en perfecto se raconte, non sans troubler, poussant loin parfois la sincérité (elle était l’autre grande question de ces « Rencontres ») et l’impudeur, on imagine l’émotion des quelques salles chinoises où fut montré le film. De là à comparer ce poète urbain et ordinaire à un Baudelaire un peu cliché (le spleen !), comme s’y risque le cinéaste, il y a un pas que nous ne franchirons pas : si la matière est bien là, foisonnante, mêlant les tonalités et les rythmes, contrariant les attentes dans des revirements brusques, restituant le réel avec grâce, l’auteur n’a pas su encore en tirer tout l’or que promet son talent. Tao Gu laisse Dong, cet autre « moi » en qui il exprime sa propre nostalgie, son propre désespoir, s’épancher en une sorte d’auto-portrait parfois satisfait. Traversé çà et là par des lueurs, le film ne tarde pas à répéter ce qu’il fait de meilleur, épuisant aussi sa virulence, sa colère. Mais l’image et le voyage sont beaux, et prometteurs.
L’arbre aux palabres
Le voyage d’Alassane entre Ouagadougou et les deux villages de ses origines répond lui à un enjeu double : retrouver son origine, c’est pour Polo quitter la violence de la rue et normaliser sa vie. Plus prosaïquement, le voyage doit lui permettre d’obtenir une carte d’identité, pour faciliter sa recherche d’un emploi. Comme Dong, Polo fustige le dogme libéral d’un monde qui l’accule à une activité aliénante : le modèle petit bourgeois ne fait plus rêver, mais il a la vie dure, en Chine ou en Afrique. Comme Dong qui renonce à la vie d’artiste, Alassane ne veut plus de la révolte : le prix à payer est trop fort. Les deux films ont en commun des airs d’errance en fin de course ; les héros sont fatigués de lutter contre eux-mêmes. Le réalisateur Simplice Ganou ne cède à aucun lyrisme pour raconter le quotidien du jeune garçon des rues qu’il a vu grandir dans les banlieues pauvres de Ouaga : avant de se faire un nom comme scénariste, chef opérateur et réalisateur, grâce à quelques films remarqués (notamment Un peuple, un bus, une foi, son film de fin d’études, sélectionné à Lussas), Simplice Ganou fut éducateur des enfants des rues dans la capitale du Burkina. Il est donc à son affaire avec l’un d’eux, Polo, dont il suit le voyage dans son village, puis vers celui d’une mère qu’il n’a jamais connue. Au prix d’un travail immersif réussi, Simplice Ganou parvient à révéler la maturité et la gravité de son personnage derrière l’apparente légèreté d’une vie oisive au sein d’une tribu joyeuse de va-nus-pieds des faubourgs, rassemblés autour d’une bicyclette bricolée. On hésite entre le « petit coin de paradis » sous cet arbre aux palabres où se retrouvent Polo et ses amis, et une rudesse intériorisée par les individus. Simplice Ganou la met en scène avec subtilité, utilisant toutes les ressources du hors-champ : la violence des rues n’est jamais montrée, Polo n’en révélant que le stigmate sur son crâne mis à nus sous le feu du rasoir. Ailleurs, dans la scène stupéfiante des retrouvailles entre Alassane et cette mère qui l’a abandonné à sa naissance, le cinéaste utilise les limites d’un espace comme la matérialisation d’une pudeur, d’une timidité, ou d’un effroi : les gestes du tournage sont tout d’un coup livrés au hasard des à‑coups quand Alassane, devant cette mère qu’il n’a jamais connue, est brusquement ramené à cette origine qui ne le reconnaît qu’à contre-coeur. L’amour est encore hors-champ, comme un paradis perdu que nulle trajectoire, nul voyage ne pourront atteindre.
Le Koro du Bakoro, naufragés du Faso, Simplice Ganou. Quilombo Films et Tilé Fari Docs Productions, 2017
Après eux le déluge
Autre moment exemplaire de ces « films-trajectoires », Piripkura, présenté par l’un de ses trois réalisateurs, fit consensus dans le public. Tous furent séduits par l’innocence des deux petits bonhommes souriants qui semblaient surgis d’une enfance de l’humanité, nue, puérile et rigolarde. Au Brésil, une loi interdit d’exploiter une zone forestière si la preuve d’une présence indigène peut être régulièrement fournie. C’est le travail de quelques bonnes volontés réunies en ONG, qui parviennent ainsi à accorder un sursis aux deux derniers survivants d’une peuplade nomade au cœur du Mato Grosso. Bruno Jorge, de son propre aveu, aurait volontiers penché vers plus d’abstraction, vers un film plus « expérimental » ; mais quelle abstraction ajouter à une telle histoire, où le drame consiste à prouver qu’on existe pour ne pas disparaître ? Piripkura était en quelque sorte le « film-limite » de cette sélection : loin des quêtes identitaires et égotistes qui justifiaient les errements de nos personnages en Chine ou au Burkina-Faso, les deux survivants de la forêt amazonienne n’ont finalement pas plus d’avenir que de nom (ils en changent en permanence). Leur seul origine, c’est leur lieu, d’où ils surgissent tout d’un coup comme deux diablotins, ou comme deux fantômes. Ne sachant conserver le feu autrement que par des subterfuges temporaires, enfermés dans le solipsisme de leur vie à deux, réduits à leur propre finitude, les deux héros de Piripkura étaient un peu la vision réduite d’un film-catastrophe : après eux le déluge, la fin, qu’il faut absolument remettre à demain…
Piripkura, M. Oliva, R. Terra, B. Jorge. Zeza Filmes, 2017
C’est aussi d’une fin dont témoignait l’étonnant Lever de drapeau papou filmé par un otage (2001), présenté par l’un de ses deux auteurs, Philippe Simon, citoyen et marcheur belge enfermé par la résistance papoue au début des années 2000. Colonisés par l’envahisseur indonésien depuis les années 1960, victimes d’un génocide lointain et discret (comparable à celui des Indiens d’Amazonie), les Papous sont hilares et survoltés devant la caméra de Philippe Simon, cinéaste malgré lui devant la bruyante cérémonie clandestine qui les rassemble et qu’il a ordre de filmer. Les chefs papous, conscients de la force de l’image, voulaient ce film, afin que leur lutte, celle pour leur terre et leur survie, soit connue au-delà des limites de leur île : on se demande, à voir ces 50 minutes brouillonnes et enivrantes où s’étale le grand bazar des tenues et des attitudes exotiques, si eux sont arrivés à remettre à demain leur propre fin…
Terra Franca, Leonor Teles. Uma Pedra no Sapato, 2018
Quelques autres digressions sur l’exil et les origines ont semblé plus anecdotiques : entre le culte du « local » (Donkeyote, long-métrage espagnol plutôt léché où un paysan donquichottesque ambitionne de prolonger aux États-Unis ses marches et son dialogue avec son âne) et la mise en scène distanciée d’une Russie soûlarde, réactionnaire mais finalement pas méchante (Film pour Carlos, de Renato Borrayo Serrano), le monde dont témoignent ces Rencontres ne porte en lui nulle utopie. À peine un espoir, celui d’une continuation, comme le beau film portugais de Leonor Teles présenté par l’ACID : Terra Franca. Dans une banlieue de Lisbonne (Vila Franca), un père de famille vit d’une médiocre pêche plus ou moins tolérée alors que la mère sert le meilleur café du faubourg dans un snack où se croisent les petites gens du coin. La mise en scène est sobre et juste, l’image et le cadre sont nets, d’une belle simplicité et d’une richesse chromatique assez unique dans cette sélection. Premier long métrage d’une jeune prodige de 25 ans (Ours d’or du court-métrage à Berlin en 2016), le film parvient sans drame (mais non sans tension) à dire l’essentiel non d’une existence qui se termine mais d’un monde qui se continue sous une autre forme. Peu bavard, il distribue avec précision, souvent avec humour, ce qui reste et ce qui s’en va : au centre, le père, figure forte maltraitée par le cours des choses, acquiert une noblesse paradoxale, personnage aimant et secret. Terra Franca, au cœur de ces Rencontres de Cerbère-Portbou, ramène dans sa forme même à l’idée d’une frontière : celle entre le documentaire et la fiction, particulièrement ténue, ambiguë même, dans ce long-métrage. À l’inverse de ces propositions documentaires où il faut « faire vrai » à tout prix, au prix surtout de la sincérité, Leonor Teles donne une chance au réel qu’elle observe : elle ne l’enferme ni dans l’anecdote, ni dans un « dispositif » démonstratif (Chjami è Rispondi, comédie de l’incommunicabilité entre un père et son fils sur fond de folklore corse, ou comment refaire indéfiniment son film de fin d’études), ni dans une « comédie familiale » où belle-maman et bon papa font mine de ne pas voir la caméra qui les met en scène (Film pour Carlos de Renato Borrayo Serrano, ou l’art de cabotiner en famille). Terra Franca, œuvre de cinéma, respire.
Maman a cent ans
Également traversé par l’inquiétude face à ce qui disparaît, Hasta Mañana, Si Dios Quiere (« À demain, si Dieu le veut ») d’Ainara Vera, récompensé par le jury du Festival de films de femmes à Créteil quelques mois plus tôt, offrait une alternative un peu bancale à cette réflexion sur la transmission. Dans l’espace clos du monastère, le couloir où se déplace les vieilles franciscaines, très âgées, est évidemment un couloir de la mort : on y attend la fin, mais dans la paix et la sérénité. L’accompagnement musical très ibérique des plans séquences souligne un peu bruyamment la bonhomie des religieuses, semblables à des petites souris grises, affairées. Le hors-champ, d’abord habile pour voler les doutes et les secrets des femmes qui sont comme « à confesse », est une figure de style habile. Mais surexploité sous toutes ses formes, il tourne au procédé. Hasta Mañana, Si Dios Quiere réserve toutefois des moments d’une belle sincérité : les commentaires off des vieilles franciscaines devant la cour d’école où jouent les enfants, et surtout la mémoire déchirée, au sens propre, dans un geste aussi cruel que doux et gratuit, furent aussi parmi les moments les plus forts de ce festival.
Parmi tous les films (une quinzaine environ) de ces Rencontres, deux se sont tenus à l’écart, aussi différents des autres qu’ils l’étaient l’un de l’autre : Plutôt mourir que mourir, de l’artiste Natacha Nisic, et Derrière nos yeux, d’Anton Bialas. L’un et l’autre ont offert une matière brillante et sophistiquée, qui trancha plus radicalement avec la forme volontiers naturaliste des autres films de cette sélection. Point de cause à défendre ni de réel à « assumer » : juste un plaisir manifeste à raconter, et celui de façonner des objets tellement brillants qu’on n’ose pas trop y toucher. Pour Natacha Nisic, le mythe borgésien d’une bibliothèque totale converge par des chemins détournés avec les rituels des Indiens Hopis et leur contribution à la Première Guerre mondiale. On perd un peu le fil de cette étude conceptuelle qui met en scène un gai savoir tout en s’écartant d’une représentation conventionnelle, « pédagogique » : Natacha Nisic nous invite à revisiter notre imagerie de la guerre et de la folie, et mêle dans un geste de jouissance manifeste (quoi qu’un peu opaque) les régimes d’image, les époques et les citations. L’objet est soigné, il scintille — pour les yeux comme pour les oreilles – et il faut souligner l’exceptionnel travail d’archiviste réalisée par l’artiste. Peut-être aurait-il gagné à plus d’épure. Celle dont fait preuve Anton Bialas dans Derrière nos yeux, triptyque visuel autour de l’absence et d’une violence très intérieure, fut une incursion sensorielle dans un monde de formes, de couleurs et de figures marquées par une certaine préciosité derrière la rudesse mise en scène dans des récits (presque) sans parole. Les films d’Anton Bialas interrogent la notion de documentaire : leur recherche formelle et narrative les arrime à une expérience différente ; comme le film de Natacha Nisic, Derrière nos yeux semblait dans les marges d’une manifestation avant tout attentive au réel et à ce que peut en restituer le cinéma d’aujourd’hui.