Initialement prévue en avril et reportée à juin à cause de la situation sanitaire, la 18e édition des Rencontres européennes du moyen métrage de Brive a bel et bien eu lieu en salles. Très éclectique et rassemblant d’exaltantes propositions de cinéma, la programmation de cette édition jouissait aussi d’une forte dimension internationale : douze titres étrangers sur les vingt de la compétition, une rétrospective consacrée à l’ère Pré-Code avec notamment le magnifique et féministe Heat lighting (1934) de Mervyl Leroy (que l’on a découvert avec bonheur dans une copie 16mm), ou encore des séances spéciales dédiées aux moyens métrages de cinéastes plus confidentiels, tels que Shin’Ya Tsukamoto, Omar Amiralay et Nelson Yu Lik-Wai.
Parmi les multiples propositions formelles des films en compétition, celle de l’intrication du documentaire avec la fiction était souvent privilégiée par des moyens métrages qui tentaient, chacun à leur manière, de reconstituer des expériences vécues ou imaginaires.
Esseulements
C’est le cas de Silent Voice de Reka Valerik (Prix du Jury), récit d’un homme, jeune espoir du MMA (arts martiaux mixtes), qui a dû fuir la Tchétchénie pour sauver sa vie après que son frère ait découvert son homosexualité. Le film reconstitue a posteriori les premiers mois de son arrivée en Belgique, alors qu’il est pris en charge par une association qui l’aide à se cacher de la diaspora tchétchène. Atteint par un mutisme survenu après le choc qu’il a subi, il s’efforce de retrouver sa voix pour obtenir un statut de réfugié. En contraste avec son silence, les messages vocaux que lui adresse sa mère, avec qui il a dû rompre tout lien, soulignent sa solitude et ouvrent une brèche dans son passé. Ce dialogue impossible entre un corps sans voix et une voix sans corps se mêle à des vidéos de famille avec son frère, ou encore à ses virées au planétarium d’où il contemple un monde lointain, à l’image de sa vie d’avant et de son futur encore incertain. À travers des cadres très resserrés en format carré et sans filmer son visage pour ne pas divulguer son identité, le cinéaste arpente le corps de cet homme pour révéler tour à tour sa rage et sa détresse, sa force et sa fragilité. Maintenant une ambiguïté quant à la nature des images, le film oscille entre un style documentaire servi par la caméra à l’épaule et des procédés plus proches de la fiction (au planétarium par exemple, où le montage confère une fonction métaphorique aux images de l’univers). Ce double registre, associé à la voix off de sa mère, nous permet d’accéder à un pan de l’intériorité de cet homme sans voix, ni visage.

Silent Voice de Reka Valerik
En évoquant également la perte mais d’une façon très différente, Allison Chhorn crée dans The Plastic House une autofiction autour d’une femme esseulée qui s’adonne à la culture de la serre familiale après la mort de ses parents. C’est à travers une approche sensuelle, s’appuyant sur des plans de la serre ou d’elle-même en train d’accomplir des tâches quotidiennes (s’habiller, s’attacher les cheveux, creuser, planter) et associée à de riches textures sonores, que la cinéaste cherche à saisir l’état de son personnage. En absence presque totale de dialogues, le montage nous plonge progressivement dans sa psyché endeuillée en raccordant à son visage des surfaces fissurées ou trouées, ou encore l’orage qui se déchaîne. En approfondissant cet aspect mental du récit, de brefs flashbacks nous ramènent au temps où ses parents lui apprenaient à cultiver la terre. Impressionnant visuellement, The Plastic House mène avec beaucoup d’intensité la reconstitution d’un état de deuil, en dotant le monde réel du pouvoir de véhiculer des présences fantomatiques.
Auréolé du Grand Prix, Palma d’Alexe Poukine aborde lui aussi la question de l’abandon. La réalisatrice y incarne avec beaucoup de profondeur le personnage principal, pris entre une image idéalisée de la maternité et l’impossibilité de l’accomplir, en laissant transparaître la part d’ambivalence inhérente à l’amour, même à celui qui se veut inconditionnel (voir notre critique détaillée dans le compte rendu des Entrevues de Belfort).
Luttes
À côté des films qui mettent en scène des destins individuels, d’autres se sont aventurés dans des terrains plus vastes, en interrogeant la possibilité ou l’impossibilité de vivre et d’agir collectivement. C’est le cas de Groupe Merle Noir d’Anton Bialas, fiction à l’ambiance crépusculaire sur une communauté d’hommes et de femmes qui, face au désespoir généré par un monde absurde et sans issue, choisissent la voie du renoncement (voir ici notre critique détaillée). À l’inverse de cette vision, le documentaire militant Taking Back the Legislature (Prix du public et Mention du jury jeunes) était sans doute la plus grande surprise de cette sélection. Réalisée par le collectif Hong Kong Documentary Filmmakers dont les membres gardent l’anonymat pour des raisons de sécurité, cette chronique haletante retrace la journée du 1er juillet 2019 quand des manifestants du mouvement pro-démocratie ont pris d’assaut le Conseil Législatif de Hong-Kong. En passant de l’effraction à l’occupation puis au retrait — suscité par la menace d’une répression policière à la violence extrême — Taking Back… nous immerge dans le cœur de ce siège dont il parvient à saisir à la fois l’élan et la complexité : en plaçant toujours le débat au centre de l’action et en opposant sans cesse les points de vue entre les manifestants, le film soulève des questions essentielles sur les moyens de militer, la nécessité de l’usage de la violence ou encore la tension et l’écart entre la volonté individuelle et l’acte collectif. En exposant à vif les rouages de cette action historique qui a donné lieu par la suite à l’intensification d’un des mouvements les plus importants de ces dernières années, Taking Back the Legislature dépasse son cadre spatio-temporel pour rejoindre des préoccupations fondamentales et universelles des luttes d’aujourd’hui.