En raison de la situation sanitaire, la 35e édition des Entrevues de Belfort a dû être annulée. Une partie de la compétition internationale des longs métrages et l’intégralité des courts étaient néanmoins accessibles en ligne aux professionnels, et une sélection réduite de la programmation « Net Found Footage » est disponible sur Tënk jusqu’au 16 janvier prochain. À l’exception du prix du public, les récompenses ont également été décernées, afin d’apporter le soutien financier et la reconnaissance nécessaires aux jeunes cinéastes en compétition, auteurs de premiers, deuxième ou troisièmes films. Fidèles à leur engagement envers les formes hybrides et exigeantes, Elsa Charbit et son comité de sélection ont encore une fois choisi de mélanger fiction et documentaire, ainsi que films français et internationaux.
Du côté des courts métrages, une première belle découverte : Palma d’Alexe Poukine. Jeanne part en vacances à Majorque avec sa fille de six ans, le temps d’un week-end. Malgré les difficultés qui surviennent lors du séjour, elle continue à agir comme si de rien n’était et à photographier « Kiki », la mascotte de la classe de sa fille. Déjà remarquée avec son documentaire Sans frapper, qui mettait en scène la parole de plusieurs femmes autour du récit d’un viol, Poukine choisit ici la fiction pour traiter, avec la même force, les thèmes de la maternité et du dévouement. Sans expliciter le contexte qui conduit Jeanne à cette escapade hasardeuse, le film retranscrit sa relation avec Palma, ses efforts pour tenir bon quand tout semble s’effondrer autour d’elle, et finalement sa dérive dans une détresse qui s’exprime par un acte d’abandon, le temps qu’elle puisse se ressaisir. Son amour inconditionnel pour sa fille est aussi le corollaire d’une absence à elle-même, que le film traduit avec sensibilité, dans la douceur d’une larme ou d’une caresse.
Palma d’Alexe Poukine.
Fantômes
L’absence, physique cette fois-ci, est au centre de Retour à Toyama d’Atsushi Hirai. Takumi, jeune homme parti étudié en France sans l’approbation de son père, revient après des années d’absence dans sa ville natale au Japon. Son père n’est plus en vie mais sa présence hante Takumi, qui n’a pas pu faire la paix avec lui avant sa disparition. Le film parvient à transmettre ce sentiment de perte avec un dépouillement remarquable : l’homme que nous regardons jouer du piano lors de la première séquence n’est autre que le père, ce que nous ne réalisons que quelques scènes plus tard, lorsque ce même piano est fermé et son siège vide. À d’autres moments, un sentiment d’inquiétante étrangeté imprègne la déambulation de Takumi en ville, entre souvenirs et confrontation avec ce qui n’est plus là. La concision des dialogues lors de ses rencontres avec un vieil ami ou avec sa famille, comme la matérialité des choses qu’il retrouve après des années (de la nourriture, un bain chaud), complètent le tableau sensible de ce douloureux retour au bercail. Présenté également en compétition « Pardi di domani » au dernier Festival de Locarno, ce premier film surprend par sa maîtrise et la subtilité avec laquelle il rend compte de la vie intérieure de son personnage.
Les fantômes du passé figurent aussi dans le puissant Playback — Ensayo e una despedida d’Agustina Comedi, Grand prix André S. Labarthe. Déclaration d’amitié, lettre d’adieu et message de résistance, ce film, composé d’images d’archives rares, rend hommage à un groupe de femmes transgenres et de drag queens, fauchées par le SIDA à partir de la fin des années 1980. « La Delpi », l’unique survivante, y raconte la formation de cette bande dans la ville provinciale de Córdoba en Argentine, alors que la dictature touchait à sa fin. L’action du collectif s’y incarnait au travers de drag shows, performances de résistance à la violence et l’exclusion sociale. Au-delà de l’ancrage politique du film, le montage et la narration en voix-off révèlent avec beaucoup de force et de lyrisme le rapport intime de la narratrice avec ses amies et camarades de luttes. En les sortant de l’ombre et de l’oubli, le film s’affirme comme un adieu doux-amer qui les érige en symboles de liberté.
Errances
Du côté des longs métrages, citons deux films qui n’ont pas été primés mais qui méritent toute notre attention. La Lévitation de la princesse Karnak est le premier long-métrage de fiction d’Adrien Genoudet, également chercheur et écrivain. Une catastrophe indéfinissable survient et Paris doit être évacué. Deux amis, Paul et Camille, prennent la route pour rejoindre le frère de Paul dans un village en Italie. Entre road movie et récit d’anticipation aux accents métaphysiques, La Lévitation… fait écho de manière troublante à la situation quelque peu dystopique que nous vivons. À travers la place accordée aux dialogues – souvent des monologues –, le film déploie une réflexion mélancolique et extrêmement lucide sur les questionnements et les angoisses existentielles qu’engendre le fait de vivre au sein d’une société qui court à sa perte. Hugues Perrot (Camille), Louis Séguin (Paul) et les personnages qu’ils rencontrent sur leur chemin, incarnent avec grâce le déroutement et la fragilité de leur condition, tout en y apportant une part de résistance et d’espoir. Une ambiance fantastique s’installe petit à petit, à travers l’évocation répétée de disparitions soudaines et inexplicables, qui ménage une tension entre le libre arbitre des personnages et le déterminisme d’un ailleurs qui leur échappe. La beauté du film tient précisément à cette articulation entre le tangible et le surnaturel, la maîtrise et l’acceptation de se laisser porter par la nécessité et le hasard, jusqu’à ce qu’une rencontre, un moment de solitude partagée, donne à nouveau sens à l’existence. La Lévitation… pousse toutefois ses personnages à aller plus loin dans leur exploration en franchissant les limites du monde visible, au risque de disparaître. Seraient-ils comme Orphée, contraints à descendre au royaume d’Hadès pour retrouver l’objet de leur désir ? S’abandonneraient-ils, par désespoir et abattement, à l’ombre ? Le dénouement laisse ces interprétations ouvertes, à l’image d’un film qui accorde une place privilégiée à ce qui reste insaisissable et énigmatique.
Le documentaire Victoria des réalisatrices belges Sofie Benoot, Isabelle Tollenaere et Liesbeth De Ceulaer retrace une autre forme d’errance dans un territoire défini, celui de California City. Construite en plein cœur du désert Mojave et laissée inachevée, cette ville fantôme a été conçue sur le modèle de Los Angeles. Lashay T. Warren, homme Afro-américain de 25 ans et père de quatre enfants, s’y installe pour échapper à son passé tumultueux et suivre un programme de formation. Avec beaucoup d’empathie et de justesse, les réalisatrices captent sa déambulation dans les rues désertes qu’il commence à connaître sur le bout des doigts, mais aussi sa navigation sur Google Maps, où il revient sur les traces de son ancien quartier de Los Angeles. La narration, prise en charge par Lashay sous la forme d’un journal intime, d’un côté teinte d’une dimension personnelle ce paysage aride et de l’autre fictionnalise l’absurdité de son travail d’entretien de voies désertes. Le film s’imprègne de la vitalité et de la créativité avec laquelle il tente de s’approprier et donner du sens à ce qui l’entoure, pour se reconstruire et tracer son propre chemin.
Victoria de Sofie Benoot, Isabelle Tollenaere, Liesbeth De Ceulaer.