Hypnotique, la programmation « La nuit a des yeux » de Marie-Pierre Duhamel Muller faisait la part belle aux écritures expérimentales et poétiques du documentaire. Sur huit séances distinctes, nous en avons parcouru cinq : « Palais de l’électricité », « Histoire de la nuit », « La nuit a des yeux », « Éclats » (de loin la plus magnétique et généreuse), et enfin « Activismes ». De tous les films projetés, de durées, sujets et styles très hétéroclites, certains nous ont particulièrement saisi, pour diverses raisons, mais toujours par les voies de la sensation. Si nous avons fait le choix d’écarter de grands noms comme Stan Brakhage, William Klein, Emily Richardson ou John Cale, c’est pour mettre en lumières d’autres artistes dont les travaux méritent une attention d’autant plus minutieuse qu’ils sont, pour la plupart, méconnus des festivaliers. Reste Sokourov et son Élégie de la traversée qui, malgré une copie calamiteuse (mais tout de même projeté dans son format d’origine, le 16mm, ce qui est à souligner)), justifie par sa relative confidentialité sa place dans notre florilège.
Une vision pulvérisée de la nuit
Malgré la (trop) forte proportion de films en « time-lapse », procédé annexé depuis longtemps par les profanateurs de la pub, certains essais convergeaient dans une vision pulvérisée de la nuit, surgissant tel un antidote à la coulée ennuyeuse de l’accéléré. Ces films abordent la nuit par les bouts du trouble et du tumulte, loin des contemplations passives et statiques, dans une orgie d’images vermoulues où le travail du son exacerbe un sentiment du chaos. En témoigne Night Still (2007) d’Elke Groen, avec ses lésions d’images profuses et granuleuses, dont le montage agit comme déclencheur d’une tempête plastique. La montagne, seul motif tangible du film, engloutit les rares figures humaines prises dans cette bourrasque d’images, et le bleu-neige, couleur de la nuit, maintient seul son cap malgré l’extinction progressive de toute forme lisible. Dans son traitement épileptique du montage, des cadrages et du flou, Night Still rappelle le geste du Grandrieux d’Un lac (2009), la narration en moins.
Dans un autre registre, Night Sweat (2008) de Siegfried A. Fruhauf, produit une sensation d’image similaire. Le film est constitué de trois plans. Le premier consiste en un agrandissement artificiel d’un plan de coucher de soleil. De plus en plus épaisse, la granulation rend un effet pictural, quasi van-goghien. Les asticots grumeleux de la pellicule tressent un écheveau magnétique, offrant la vue haptique d’une image pulpeuse, davantage qu’une représentation de coucher de soleil. Puis, soudain, des éclairs viennent arracher le spectateur de son sommeil hypnotique, et les zébrures déchirent la toile dans un fracas qui, une fois encore, rappelle le vacarme des tempêtes. Agressif et électrisant, le travail du son intensifie la violence plastique des images et n’est pas sans rappeler les expérimentations menées par Aphex Twin et Chris Cunningham dans le domaine du clip.
Les débuts du cinéma
Trois films du programme « Palais de l’électricité », consacré aux débuts du cinéma et à l’électrification des villes, jouaient eux-aussi de la rupture, sur un mode peut-être moins ouvertement expérimental mais tout aussi surprenant. Les Halles centrales de Boris Kaufman, qui conte la nuit de travail des bouchers et l’installation, au petit matin, du marché aux Halles de Paris en 1927, se sert du montage symboliste d’Eisenstein pour produire d’étranges trouées dans le réel, et casser la routine chronologique. Le montage vient ainsi traduire « physiquement » l’agitation et le grouillement qui règnent au marché, en même temps que le film constitue, évidemment, un précieux document d’époque. Praha V Záři Svĕtel (1928) de Svatopluk Innemann, filme Prague la nuit, ses rues, ses premiers néons, et affiche ostensiblement l’utilisation d’un puissant projecteur pour réussir à éclairer correctement ses prises de vue. Un franc halo de lumière qui tranche avec la finesse des intérieurs, et nous ramène à la genèse intrinsèque du cinéma : un éclairage sur le monde et son obscurité. Paris la nuit (1955) de Jacques Baratier et Jean Valère, qui tente de restituer « l’invasion » de la lumière électrique sur un mode documentaire, est pourtant traversé de traits du film noir à la française. Les éclairages publics, ou ceux par exemple des manèges et commerces nocturnes, se trouvent ainsi associés à une matière fictionnelle dont ils sont pleinement acteurs, créant d’incessants allers-retours entre fantasme de cinéma et nostalgie d’un temps révolu.
Au sein de ce même programme, deux films consacrés à Coney Island (promenade de bord de mer située à l’extrême sud de Brooklyn) travaillaient à fragmenter la nuit par l’expérimentation picturale. Le premier à son corps défendant, puisque Coney Island at Night (1905) d’Edwin S. Porter ressemble plus à des essais caméra, composé de panoramiques sur les attractions foraines du quartier, qu’à une véritable recherche plastique. Il y a pourtant là une authentique démarche documentaire – capter la lumière éclatante et fascinante des attractions nocturnes – qui se charge aujourd’hui d’un véritable pouvoir de sidération, face à des images dont la pellicule ne réussit à traduire que le noir profond et le scintillement délirant des manèges. Entre les deux, aucune nuance de gris ne transperce la pellicule, et il y a ici quelque chose de l’ordre d’une stéréoscopie (recherche sur la perception du relief) primitive, où la lumière s’imprime comme un bas-relief sur l’obscurité de la nuit. Coney (1975) de Caroline et Frank Mouris, avec d’autres moyens, poursuit la démarche amorcée par Porter, en un ballet nocturne qui joue clairement de l’ivresse des lumières en mouvement des attractions. Le tout se termine en une orgie esthétique, avec des jets de feux d’artifice dans la nuit, où terre et ciel semblent se confondre, où l’obscurité est envahie d’un chatoiement persistant.
Burlesque pyrotechnique
Enfin, plus sournoisement, 12 Explosionen (2008) de Johann Lurf clôt notre petite sélection tempétueuse d’une touche de burlesque pyrotechnique. Comme son titre l’indique, douze explosions ponctuent le film, comme les douze coups de minuit. Douze coups tirés au hasard, dans douze plans anodins de parking, de rue, de tunnel, de trottoirs et autres banalités citadines. Mais l’effet de pétard mouillé laisse progressivement apparaître l’ironie du projet, entre secrets du montage et « canul’art contemporain », lorsque la détonation déclenche systématiquement une coupe et un changement d’axe. Régulièrement, méthodiquement, les éclats n’explosent rien d’autre que la composition initiale du plan, conduisant le spectateur au jeu du décryptage de l’image, et à anticiper le point d’impact et la coupe qui s’en suivra. Film en forme de caprice ou de simulacre, 12 Explosionen n’en marche pas moins sur les traces des expérimentateurs les plus espiègles, au carrefour peu fréquenté de l’humour et de la théorie. Distincts mais fédérés sous un régime visuel de l’agitation, Night Still, Night Sweat et 12 Explosionen nous immergent ainsi dans l’expérience ébouriffante des tempêtes d’images.
La nuit comme une humeur
À cela s’ajoutent les films où la nuit est moins un motif qu’une humeur. L’humeur des cinéastes-peintres comme Lois Patino, Cyprien Gaillard et Alexandre Sokourov. Trois visions du réel, trois gestes documentaires et trois façons de rendre hommage aux puissances migratoires de l’image filmique. Dans Montaña en Sombra (2012), Lois Patino fait dialoguer le cinéma avec la gravure dans une nuit américaine sidérante, où la dichotomie visuelle entre aplats noirs et blancs creuse la montagne d’un étrange négatif charbonneux. Faisant du réel une matière calcinable, le cinéaste réaffirme les puissances graphiques du médium filmique à l’aune des potentialités ignorées du numérique. À l’opposé de Patino, Cyprien Gaillard fait avec Pruitt-Igoe Falls (2009) œuvre de coloriste chevronné. Fusionnant les majestueuses Chutes du Niagara et l’effondrement d’une barre d’immeubles HLM au moyen d’un sublime fondu enchaîné, l’artiste fait rimer les deux images sous la métaphore du déluge. Semblable à ces tableaux lumineux et animés que l’on ne trouve que dans les restaurants chinois, le nuage de poussière du bâtiment dynamité se transforme silencieusement en chutes colorées. Le tableau, calme et suspendu, sombre alors dans une nuit rouge et torrentielle. À ces effusions gouacheuses répond l’Élégie de la traversée (2001), qui rappelle au passage que les grands cinéastes russes, peut-être plus que les autres, puisent dans les images de la peinture les racines de leur cinéma. Explorant les réserves picturales de la vidéo dans le sillage du Chott el-Djerid (1979) de Bill Viola, Sokourov conduit son spectateur à s’immerger littéralement dans la toile. Par de mystérieux procédés, l’image vibre, gondole et s’anime comme un tableau prenant vie. Le cinéaste cuit dans le même pot les différentes peaux et lambeaux d’images produites ou glanées dans ses collections personnelles. En résulte un poème visuel grave et enveloppant, à la crête de la peinture et du cinéma.
Suburbs of the Void (2004) de Thomas Köner est, quant à lui, composé de 2000 images transmises par une caméra de surveillance, observant un carrefour de banlieue d’une cité inconnue du nord de l’Europe. L’assemblage de ces images donne lieu à une traversée de la nuit en plan fixe, où selon les luminosités et le travail de retouche effectué s’exposent différents pans de ce lieu anonyme et impersonnel. C’est ainsi que des formes d’immeubles, de rues, ou de voitures se précisent, s’imprimant progressivement sur la rétine comme une hallucination sous LSD, avant de se retirer au profit d’autres éclairages. Le film produit, malgré sa fixité originelle, une étrange sensation de métamorphose en continu, où il s’avère impossible de délimiter le début et la fin d’une image, et constitue une sorte de peinture impressionniste en mouvement. Le travail sur la musique (par Köner lui-même), des nappes de sons éthérées portant une charge angoissante, achève de tirer ces images à la fonction sécuritaire vers un terrain onirique et absurde, puisque la caméra ne surveille rien d’autre que du vide – pas même une âme en peine pour errer dans ces rues. On arrive au bout des treize minutes de Suburbs of the Void avec la vive impression d’avoir assisté à un cauchemar urbain, que même la lumière naissante du début du jour ne semble pouvoir dissiper.
Le cinéma par le cinéma
Enfin, troisième et dernier règne, quand la nuit met le cinéma en abîme. In Order Not to Be There (2002) de Deborah Stratman restera une des expériences les plus fortes de cette programmation. Le film débute et s’achève par des images en vision nocturne de vidéosurveillance prises depuis un hélicoptère, et qui mettent respectivement en scène l’arrestation d’un combattant au sein d’une guerre anonyme, et la fuite d’un homme poursuivi par les autorités dans une banlieue inconnue des États-Unis. Entre ces deux séquences fulgurantes, qui travaillent à la fois sur un effrayant point de vue subjectif omniscient et la plasticité brouillonne des images en vision nocturne, Stratman filme des lieux désertés, la nuit, en plan fixe. Un coin de rue avec un lampadaire, un parking de supermarché ou le bord d’une route, agités par des sons lointains, qui suggèrent une vague activité humaine qui semble provenir d’un autre monde. Stratman rend à ces vides contemporains le regard d’un spectateur – le nôtre – et construit un surprenant recueil de « photographies », offrant un espace de liberté poétique dans la durée du plan, où l’on se retrouve en possibilité (contrairement aux étouffantes images de vidéosurveillance) de composer son propre réel à l’intérieur, et autour, grâce aux sons hors champ. La réalisatrice construit ainsi un dialogue fructueux entre son film et le spectateur, qui n’est d’ailleurs pas exempt de ruptures de ton – preuve en est ce plan sur l’écran d’un distributeur de banque qui semble désespérément tenter de s’adresser à quelqu’un, affichant alternativement un message de bienvenue et un « Insert your card please », alors qu’il n’y a personne autour pour le faire sortir de cette embarrassante routine en boucle. Une touche d’absurdité existentielle véritablement salutaire, qui oblige le spectateur à reconsidérer son regard sur les choses les plus triviales du quotidien.
Dans Geschichte der Nacht (1978) de Clemens Klopfenstein, la nuit oblige chaque partie du monde à une sorte de tout, artificiellement condensé par le montage. Les rues, sites, lieux et motifs sont auréolés d’une même pellicule : celle du voile de l’obscurité, qui révoque le passage du temps. Filmé en noir et blanc, 16mm, on y fait le tour de la nuit en plans fixes, comme certains font le tour du monde. Le cinéma, art de l’ellipse, de la découpe et du raccord, se dote d’un simulacre de plus : la nuit comme miroir tendu à l’obscurité de la salle et à notre condition de spectateurs immobiles. À ce titre, The Screening (2007) d’Ariane Michel met non seulement le cinéma en abyme mais la nuit avec, reliés par les dénominateurs du spectacle, du regard et de l’obscurité. Nous sommes dans une forêt la nuit. Les pensionnaires noctambules vaquent à leurs occupations. Renard, hérisson, fouine, mulot, hibou chassent, se traquent, se dévorent, s’épient, ils incarnent la nuit. Puis apparaissent des hommes, chaussés, munis de lampes torches qui crèvent la pénombre de faisceaux blancs. Ils s’installent sur des bancs, disposés dans une clairière et assistent à une projection. Soudain, ce ne sont plus les hiboux et renards que nous regardons, blottis dans nos fauteuils, mais ces créatures de la nuit regardant des spectateurs de cinéma. Le film vacille et la nuit finit par nous regarder. Des spectateurs, nos semblables, sont scrutés, et nous mêmes, dans l’obscurité de la salle, nous les observons. L’espace du cinéma se plie, comme dans un film d’Apichatpong Weerasethakul, lorsque notre réalité et celle du film se touchent, au plus profond d’une obscurité abolissant les frontières du cadre. La nuit devient alors ce lieu de passage entre l’écran, le public et nos songes, à la jointure des mondes – le réel du documentaire, la fiction et notre réalité, soudainement creusée et augmentée par ces jeux de miroirs vertigineux.
Ariane Michel boucle son film dans l’œil du hibou, niché sur son perchoir. Et si « la nuit a des yeux » revêt les atours d’une métaphore, dans la réalité, c’est bien sur lui qu’ils se sont plantés. Pas d’erreur.