Prix du Jury cette année à Cannes, le nouveau film du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun prend à revers ce qu’on se plaît trop souvent à attendre du cinéma africain. Une œuvre délicate, politique aux périphéries mais qui fait des mouvements émotionnels son centre, sincère et maîtrisée.
Un soleil droit et une lumière jaune, presque blanche sur l’eau calme d’une piscine. Des hommes et des femmes encore pâles se déplacent lentement, tout au plaisir de cet hôtel de luxe. Le maître nageur bienveillant encourage les enfants, le surveillant en chef, assis à l’ombre, écoute sa radio de poche. Ce petit paradis pourrait être en mille endroits du monde. Mais précisons qu’on est ici clairement avec le personnel (le premier plan est pour lui), même s’il n’y a pas vraiment d’opposition avec les clients, et que ces gardiens de piscine semblent même plus heureux à leurs occupations. Précisons qu’on est dans un film de Mahamat-Saleh Haroun, et si on l’ignorait la radio le précise : au Tchad, à N’Djamena.
Ce type d’hôtel est forcément une bulle. Au Tchad, il l’est doublement. Pour le personnel non moins que pour les touristes, être dans ce cadre c’est s’extraire de la réalité. Mahamat-Saleh Haroun, seul cinéaste tchadien à représenter son pays internationalement, a commencé sa vie d’adulte en s’extrayant de la réalité tchadienne. D’abord blessé, en passant la frontière, puis en menant des études à l’étranger avant de revenir pour tourner des films. Et ce n’est pas parce que tous sont concernés par les conflits qui déchirent le pays que le cinéma n’est pas un moyen d’être ailleurs. À l’intérieur de ses films, les personnages, confrontés à la violence dans laquelle ils sont forcés de vivre, cherchent eux aussi des havres et des échappatoires. En conséquence chacun est tiraillé entre faire face et prendre la fuite. Les enfants d’Abouna (2002), leur père ayant disparu, errent et passent leur temps dans les salles de cinéma. Dans Daratt (2006), le jeune qui veut tuer l’assassin de son père prend plaisir à travailler dans la boulangerie qu’il occupe désormais. Dans Bye Bye Africa (1998), c’est le cinéaste qui vient au Tchad suite au décès de sa mère, et qui en profite pour faire des repérages et s’interroger sur l’état du cinéma. Haroun et ses personnages vivent dans le déchirement entre leur place et celle qu’ils ont quitté. C’est le lot de tout émigré, le lot davantage encore de ceux qui portent le poids du colonialisme et de son corollaire : la mondialisation. De là une telle prégnance du père dans ses fictions, entre obéissance et trahison. Il faut donc moins se demander pourquoi la fuite ? Que comment s’abstraire d’une réalité ? Démonstration ici implacable.
Youssouf Djaoro, le surveillant en chef de la piscine, est un ancien champion de natation. Depuis trente ans cette piscine est sa vie, son univers, il aime simplement cette place tranquille. Il s’est extrait du monde pour vivre en paix, il a bien réussi, aucune raison – mettons-nous à sa place – de s’en laisser déloger. Son fils Abdel travaille avec lui, leur relation est heureuse, la famille semble parfaitement trouver sa place entre vie intime et travail en commun. Sauf que l’hôtel vient d’être racheté par des Asiatiques qui considèrent qu’entre Abdel et son père un seul suffit, et qui décident de s’en séparer en même temps qu’une bonne partie du personnel. Cette mutation humiliante – on le transfère à la garde de la barrière – est une blessure très vive et la bonne entente père-fils se dégrade. Youssouf ne compte pas se laisser faire, et c’est avec une impressionnante quiétude qu’il abandonne peu à peu toute tendresse filiale pour récupérer sa place. Tout cela dans un grand calme, qui infuse parfaitement la violence des sentiments que l’on ne formule pas. Et en fond de ce calme, cette petite radio qui relate l’avancée invisible des rebelles, d’abord presque à la manière de Buzzati dans Le Désert des Tartares, puis prise au sérieux par la voix de l’armée qui incite la population à un effort de guerre.
Dans ce contexte, une bonne partie d’Un homme qui crie est centrée sur les évènements et les sentiments qui mèneront à l’abandon pur et simple du fils par le père, jusqu’à ce que celui-ci récupère sa place, tranquille et victorieux. Bien sûr Youssouf s’est damné, et la seconde partie sera consacrée à sa tentative de rachat. Parabole religieuse qui trouve des résonances dans la Bible comme dans le Coran, autant que parabole filiale voir politique (l’Occident tue l’Afrique, la sentant capable de trop s’émanciper). Ces analyses ne manqueront pas de supports pour être développées. Car c’est ici une belle leçon de cinéma qui nous intéresse d’abord, lorsque Haroun laisse son héros vieillissant agir, l’air de rien mais glacial, jusqu’à l’acte de non-retour. Rarement on aura vu une telle implacabilité chez un personnage positif. Car Youssouf est apprécié de tous, ne se plaint pas et n’est pas un conspirateur. Constamment au centre du cadre, comme offert nu au spectateur, il est d’évidence bon, mais déterminé. Haroun filme en plans souvent serrés ce vieux lion calme, montre ses actes anodins, mais ne le juge pas lorsque avec le même calme il s’accroche à sa place jusqu’à sacrifier son fils. Seule une voix off, courte, au tout début, traduit ses pensées affolées lors du reclassement. Haroun est décidément très fort pour filmer la latence, et pour montrer l’insupportable situation de celui qui, parvenu à une quiétude matérielle, découvre qu’un doux silence peut porter l’assourdissant écho de ses regrets.
Il n’y a pas de lenteur dans Un homme qui crie, mais de la torpeur, puis du lancinement. Il y a l’attente de la guerre plus insupportable encore que les combats. Ce sont les plus beaux moments du film que ceux d’inaction, tranquille ou angoissée, et Haroun est avant tout un minimaliste de l’émotion, qui sait la nourrir comme un son encore inaudible mais participant déjà de l’ambiance. D’où la faiblesse de certaines scènes dont il n’avait pas besoin, censées prouver que la situation a évolué (le nouveau cuisinier, les premiers jours à la barrière…). À ce jeu Claire Denis s’en sort beaucoup mieux ; comparaison opportune car son beau White Material a de très grandes similitudes avec le film d’Haroun.
Suite à la présentation à Cannes cette année d’Un homme qui crie en compétition officielle, on a pu entendre des voix s’interroger sur l’intention du réalisateur, sur le sens de son message, ne trouvant pas de réponses toutes faites pour étiqueter le film (une réaction également observée à propos de la palme d’or). Ce serait croire que l’artiste, aussi politisé soit-il, ne prend le cinéma que comme un vecteur de rhétorique. Vis-à-vis d’un cinéaste africain, ce serait le confiner dans une posture revendicative et se positionner du même coup sur la défensive. Une semaine après la sortie de Hors-la-Loi de Rachid Bouchareb, le réalisateur d’Indigènes, la question est d’actualité. Ramener le cinéma à un moyen, quelles que soient les fins, c’est déjà le trahir, quand ce n’est pas en plus se jouer du spectateur, voire de l’histoire. Le déchirement entre le besoin vital et naturel d’une place confortable, et l’inconfort mental d’une telle place, si loin de ce qui est majoritairement la réalité, ne suffit-il pas comme justification à la création d’un film ? Ne suffit-il pas comme centre d’un film ? Largement bien sûr, et avant même d’évoquer la maîtrise avec laquelle Un homme qui crie est réalisé. Grandiose des images de Laurent Brunet (qui a signé à l’occasion celles de Lodge Kerrigan, Christophe Honoré ou Karin Albou) et frontalité, absence d’effets… C’est presque sur le seul positionnement de l’homme dans le cadre que Haroun construit sa mise en scène, épurée, qui isole les personnages s’interrogeant sur leurs choix, varie leur distance de l’objectif, les place comme emmitouflés dans des lieux clos et rassurants, puis minuscules face aux paysages rudes et détachables de tous symboles. Haroun – qu’il le souhaite ou non – n’est pas un cinéaste à message. Et c’est un grand bonheur.