Après la solennité d’une édition anniversaire, ce 41ème Festival des 3 Continents s’est montré plus aventureux dans sa compétition et plus étonnant dans ses sections parallèles. Ces dernières étaient dominées par un hommage au cinéma afro-américain couvrant presque un siècle de création, tantôt à la marge du système, tantôt au cœur de l’industrie hollywoodienne. À côté des films de L.A. Rebellion, collectif formé à UCLA dans les années 1960 et dont on avait déjà pu avoir un aperçu à l’édition 2017 de Cinéma du réel, figuraient en bonne place les films muets d’Oscar Micheaux (qui répondirent en leur temps à la charge raciste de Naissance d’une nation), un mélodrame de Douglas Sirk, quelques flamboyances de la blaxploitation, Do the Right Thing de Spike Lee ou encore le récent Get Out. Parmi les découvertes de cette section, citons Les Sentiers de la violence (1969), premier long-métrage du photographe Gordon Parks (réalisateur de Shaft en 1971) qui se révèle emblématique de la grande qualité de certains films à thèse du programme. L’intrigue didactique, qui met en parallèle les destins de deux jeunes noirs dans une petite ville de l’Amérique raciste des années 1920, est en effet transcendée par la capacité du cinéaste à faire vivre cette communauté, grâce à des scènes de groupe particulièrement bien menées (les occupations quotidiennes, les fêtes au village, les séances de procès), mais aussi à travers une galerie de personnages secondaires complexes qui viennent contredire l’apparent manichéisme du récit. La signature visuelle du film représente un autre de ses atouts : tourné avec des couleurs particulièrement éclatantes, Les Sentiers de la violence prend place au sein d’une nature vibrante qui enveloppe les protagonistes autant qu’elle les étouffe.
Autre milieu fermé, celui des maisons closes et des courtisanes dans Les Fleurs de Shanghai (1998) de Hou Hsiao-Hsien, dont une copie restaurée a été présentée en séance spéciale. Là aussi la violence sociale, la cruauté de la condition féminine et de l’étiquette bouillent sous le vernis de la respectabilité aristocratique. Le cinéaste s’en tient presque exclusivement au plan séquence (la rareté des coupes les rend particulièrement significatives) pour décrire ces atmosphères de luxe fin de siècle avec un extrême raffinement. Les sentiments se heurtent aux conventions et aux considérations financières dans une description en creux des contradictions sociales de la Chine impériale où la virtuosité de la mise en scène épouse les non-dits, les sous-entendus et les ellipses du récit.
Gestes du quotidien
En ce qui concerne la compétition, l’Asie a dominé cette année encore, aux côtés de l’Amérique latine (le brésilien Au cœur du monde de Gabriel et Maurílio Martins), tandis que le continent africain a eu pour seul représentant un film algérien (143 rue du désert de Hassen Ferhani). Des nationalités plus inattendues ont également participé à la sélection, parfois pour la première fois : l’Azerbaïdjan (le convaincant When the Persimmons Grew de Hilal Baydarov), l’Île Maurice (Piqueuses de Kate Tessa Lee et Tom Schön), la Mongolie (La Femme des steppes, le flic et l’œuf de Wang Quan’an), ou encore le Vietnam (The Tree House de Truong Minh Quý). On a pu constater la grande vigueur de cette section compétitive programmée par Jérôme Baron, Maxime Martinot et Aisha Rahim, qui a ménagé plusieurs belles découvertes à côté de certaines confirmations.
Au sein d’une compétition qui a mélangé les genres (fictions et documentaires) aussi bien que les médiums (pour la première fois un film d’animation concourait pour la Montgolfière d’or), quelques grandes lignes se sont dégagées, parmi lesquelles une attention particulière donnée par les cinéastes à une forme de banalité du quotidien. Cette thématique se trouve au cœur de 143 rue du désert de Hassen Ferhani (qui s’était fait connaître en 2015 avec Dans ma tête un rond-point, son premier long-métrage). Le cinéaste a planté sa caméra dans une petite halte pour routiers où Malika sert les habitués et les touristes de passage le long de l’unique route traversant le Sahara. Inversant le principe du road-movie (la caméra reste arrimée à ce bar de fortune alors que la route semble défiler devant elle), Hassen Ferhani dresse surtout le portrait de la vieille dame qui a fait le choix de vivre seule et isolée. Il emploie un procédé minimaliste privilégiant les plans séquences fixes afin de capter les conversations parcellaires, interrompues, parfois pleines de quiproquo que Malika entretient avec ses clients. Ce travail au long court permet de dessiner par touches son destin contrarié, en même temps que celui de l’Algérie, devenue pays de transit où beaucoup, comme Malika, sont laissés au bord de la route.
Avec No.7 Cherry Lane, Yonfan réalise un premier film d’animation centré sur l’évocation nostalgique du Hong Kong des années 1960. De quotidien, il est également question ici : un jeune étudiant tombe progressivement amoureux d’une mère et de sa fille au rythme des cours particuliers et des dîners qu’il partage avec elles dans leur petit appartement. Cette intrigue sentimentale se double d’une vision romantique de la ville, rendue encore plus scintillante et vaporeuse par l’animation. La technique utilisée ralentit curieusement les gestes de tous les personnages qui semblent flotter au-dessus du sol. C’est qu’il y a une dimension spectrale dans le film de Yonfan, qui ne va pas sans un élan érotique ambitionnant de figer un état de la jeunesse, de la beauté des corps et de celle de la ville au fil des saisons.
Fuites clandestines
Si Height of the Wave du coréen Park Jung-bum commence comme un polar un peu convenu (une policière débarque avec sa fille sur une île isolée où elle est la seule représentante de l’ordre), le film surprend finalement par les chemins de traverse qu’il emprunte afin d’aborder, avec une certaine noirceur, la question de la condition féminine et de l’aliénation dans une microsociété patriarcale. L’intrigue se resserre petit à petit autour du personnage de Yae-un, jeune femme vulnérable et orpheline laissée à la merci des hommes de l’île. La deuxième partie du film suit sa fuite à travers la forêt, en compagnie de la fille de la policière, toutes deux parties chercher l’oubli et la paix dans la clandestinité. Les deux jeunes filles inventent une forme d’amitié silencieuse qui finit par se heurter à la crudité et au vacarme du dehors. Park Jung-bum privilégie les scènes nocturnes, les ambiances pluvieuses et applique un filtre gris presque sale sur l’image, afin de dévoiler l’envers poisseux d’une île que les hommes ont l’ambition de transformer en haut-lieu touristique.
Après s’être distingué dans le documentaire, le réalisateur colombien Nicolás Rincón Gille signe avec The Valley of Souls son premier film de fiction. Il y accompagne le trajet de José, un paysan qui descend le fleuve Magdalena à la recherche des cadavres de ses fils disparus, tués par une milice qui fait régner la terreur sur la région. Le film est avant tout marqué par la rencontre entre l’horizontalité du fleuve et la verticalité du corps de José, dont la caméra scrute le repli progressif : son apparence, solaire et puissante au début du film, se délite à mesure que ses épaules se courbent et que ses bras s’amaigrissent sous l’effet des tortures, des fausses pistes, des humiliations qui s’accumulent. L’omniprésence du fleuve ancre par ailleurs le récit dans un territoire que José ne cesse de retourner – littéralement (il va jusqu’à déterrer les morts) et métaphoriquement (il fouille dans l’épaisseur des registres en espérant trouver une description qui corresponde à celle d’un de ses fils). La clandestinité du personnage, que ses vêtements en lambeaux assimilent progressivement à un vagabond, son caractère mutique et son regard perdu, servent en vérité à mettre en lumière le fonctionnement de tout un pays vivant constamment sous la menace. Des règles en apparence anodines (le couvre-feu dans les villages) aux réalités les plus glaçantes (les corps charriés quotidiennement par le fleuve), chaque manifestation de la terreur induit une façon particulière d’habiter le territoire : les rues restent désertes, la forêt sert de cachette et les bonnes âmes ne sortent que la nuit. De ce canevas macabre, Nicolás Rincón Gille retient surtout la tendresse et l’acharnement d’un père, jusqu’à une fin inconcevable qui nous fait dire que The Valley of Souls était sans doute le grand film de cette compétition.