« Une grosse pomme au four » : c’est ainsi que l’un des personnages de Do the Right Thing décrit New-York en pleine canicule estivale. Big Apple, en effervescence, cherche l’ombre et le rafraîchissement, vit dans la rue au bruit du ghetto blaster et connaît, sous cette pression atmosphérique et sonore, une escalade de tension intercommunautaire. Sorti en 1989, Do the Right Thing est alors le quatrième long métrage du New-Yorkais Spike Lee, son quatrième aussi sur les questions raciales. La qualité du film, par-delà son sujet, réside dans la mise en scène épidermique des rapports sociaux de proximité, la finesse de son point de vue politique, et ses inventions esthétiques permanentes, en particulier dans son usage de la bande-son. Près de trente ans plus tard, la grammaire de ce hood movie eighties garde sa pertinence.
Température
« Today’s forecast for you : hot ! (…) and the color for today is : black ! » s’écrie au petit matin l’animateur de la radio locale, Mister Señor Love Daddy, campé par Samuel L. Jackson. De fait, les tons sont sépias, les contrastes marqués, les peaux moites. La vie du quartier multiculturel, où se rencontrent communautés noire, italienne, juive, asiatique, est filmée au court d’une longue journée, vibre de ses discussions de rue, ses petits boulots, ses disputes quotidiennes. Mookie, figure centrale et passeur intercommunautaire du film (Spike Lee), livre des pizzas pour les Italiens Pino et Sal ; son ami Buggin Out s’insurge contre la présence de figures italienne aux murs du restaurant, qui ne vit pourtant que par la consommation de la communauté noire. On s’échauffe, chacun campe sur ses positions, les oppositions se tendent, et le son du blaster de l’attachant Radio Barjo exacerbe l’impatience de Pino. Une très belle scène d’arrosage pose la célèbre bouche d’incendie new-yorkaise à la fois en centre de jeu et en potentiel objet de conflit: lentement, le melting-pot de Brooklyn bascule en chaudron infernal, champ de bataille d’une émeute urbaine en devenir.
Fight the power
Les conflits de voisinages et la difficulté d’habiter ensemble sont approchés de manière chorale, ce qui rend un grand service au film politique qu’est Do the Right Thing : sans rien sacrifier à sa violence, il peut ainsi multiplier les accroches et rendre compte de la complexité de cette double équation raciale et spatiale. Une même communauté est représentée par une multitude de personnages, en particulier la communauté noire (les jeunes, les vieux, le clochard, les travailleurs, les oisifs…) aux avis divergents, aux propos tantôt mesurés, tantôt extrêmes, qui incarnent la parole de la rue et ses contradictions. Les formes cinématographiques choisies permettent de mettre en scène le racisme sans l’endosser, comme lors de cette fameuse séquence où clichés et insultes sont directement adressées par les personnages à la caméra dans un travelling avant frontal, dans un long tunnel de litanies racistes. Chaque scène du film est construite alors comme l’étape d’une escalade de tension, le film reconstituant ainsi la complexité d’une montée vers l’émeute. Deux citations concluent le film, laissant le spectateur face au choix moral d’adhérer ou non au mouvement de révolte : celle de Martin Luther King, condamnant l’usage de la violence (« Violence ends by defeating itself. It creates bitterness in the survivors and brutality in the destroyers ») ; celle de Malcolm X, défendant à la violence comme seule forme de clairvoyance : « I don’t even call it violence when it’s self-defense, I call it intelligence. »
Ghetto blaster
La véritable force du film est de parvenir montrer le pouvoir (politique) de l’art, incarné par la musique. Do the Right Thing s’apparente en effet à un véritable drame musical : tout au long du film, l’accompagnement de l’image par un jazz goguenard joue de contrepoints, d’effets de balancier, commente et démonte les situations. La musique est le point de départ du conflit, c’est aussi le lien social du quartier, en la personne du DJ, « your voice of choice », qui sert ponctuellement de voix off au film. Surtout, dès l’introduction, Spike Lee propose une expérience visuelle et sonore funk autour d’une danse libre de Rosie Perez, sorte de « Soul Train » in situ mêlant chorégraphie afro-américaine et boxe sur le titre « Fight the Power » de Public Enemy. Au-delà de la puissance visuelle de la séquence (lumières colorées sur body en lycra), jouant des torsions corporelles comme de formes géométriques abstraites, cette scène exprime la possibilité, dans la danse, d’une fusion entre art et combat. Une proposition que le film lui-même ne contredirait pas.