Marquée par l’arrivée de Carlo Chatrian à la direction artistique du festival, la 70e édition de la Berlinale a vu naître une nouvelle compétition, « Encounters », témoignant d’une volonté de remettre en avant des propositions esthétiques audacieuses au sein de la sélection officielle. Une même ambition se retrouvait toutefois dans des sections plus discrètes, comme « Generation 14plus », consacrée à des films mettant en scène des adolescents. Parmi eux, Voices in the Wind, où Nobuhiro Suwa accompagne une adolescente mutique qui peine à faire le deuil de sa famille emportée par le tsunami qui ravagea en 2011 les côtes pacifiques du Japon. Son voyage en stop à travers le pays l’amène à rencontrer des hommes et femmes marqués par la perte d’êtres chers. La nourriture partagée devient un rituel par lequel les plaies se pansent en commun, jusqu’à ce que la jeune femme retrouve finalement la voix de ceux qu’elle aimait. Les voix des morts circulent aussi dans The Two Sights de Joshua Bonnetta. Toujours hors champ, elles proviennent d’un temps immémorial : celui des histoires qui se transmettent de génération en génération. Il s’agit encore pour une population de faire face à ce qui échappe au contrôle des vivants et les images s’ancrent avec une puissance poétique saisissante dans les paysages des Hébrides. Bien qu’éloigné des fantômes écossais, James Benning tente également, dans Maggie’s Farm, de donner corps à l’invisible en révélant l’essence d’un lieu. En tournant dans et autour des locaux du célèbre établissement CalArts, les longs plans, souvent obliques, de l’artiste américain ne montrent rien de l’enseignement de l’art ; on y voit simplement des espaces, extérieurs puis intérieurs, se laisser hanter par des sons suggérant les activités humaines qui s’y déroulent. De ces espaces, Benning ne filme que des détails mais parvient à accueillir dans son film des récits hypothétiques et à créer un étrange suspense par la force de ses plans.

The Two Sights de Joshua Bonnetta
Visions doubles
Dans le prolongement de ces expérimentations narratives, Isabella témoigne d’un même goût pour l’abstraction. Son réalisateur, Matias Piñeiro, y élabore une sorte de conte moral kaléidoscopique piochant comme de coutume dans le répertoire shakespearien. Des trajets qui ne mènent nulle part et des rencontres faussement fortuites permettent ici l’incarnation d’un sentiment : le doute. Christian Petzold met en scène une autre forme de pensée magique dans Undine, une histoire d’amour(s) finement ouvragée dans lequel le fantastique vient réparer les injustices de la vie. Centré sur la relation entre Undine et Franz, le film construit – de façon inventive mais un peu trop appliquée – un jeu d’échos entre des scènes qui se transforment à mesure qu’elles se répètent. Comme Christian Petzold, Patric Chiha construit des figures jumelles dans Si c’était de l’amour : prenant pour matière le spectacle chorégraphique de Gisèle Vienne Crowd, le cinéaste joue sur l’ambiguïté entre la scène et la vie dans des séquences où les danseurs parlent entre eux de leurs personnages à la première personne. Ces (fausses) confidences rejaillissent alors sur les scènes de danse, qui font ressentir comme rarement la dualité du geste artistique, puisant dans la vérité du corps pour créer une réalité nouvelle. Autre histoire de doubles, le documentaire Vil, má, de Gustavo Vinagre, nous installe dans un salon bourgeois pour un tête-à-tête avec Wilma Azevedo, nouvelliste brésilienne sadomasochiste. Aujourd’hui vieille dame, elle livre le récit de sa vie tout en laissant intervenir son double, incarné dans ses écrits, lus par une autre femme assise au fond de la pièce. Ses expériences, ses pratiques, ses histoires parfois violentes dessinent un portrait toujours plus inattendu, malgré l’évidence de sa présence frontale dans le cadre. Elles témoignent d’une vie de femme risquée dans la société brésilienne, qu’elle a traversé et qu’elle traverse encore.
Également en résonance avec le film de Patric Chiha, non plus pour les dualités sombres qu’il invoque mais pour son caractère de film de bande lumineux, À l’abordage, de Guillaume Brac, travaille aussi les désirs fougueux d’une jeunesse agitée. Un film de l’été, que le cinéaste continue de brillamment capturer, où les espérances et les désirs de jeunes gens se mêlent dans un petit camping du sud de la France. L’été permet à l’adolescence de ne jamais disparaître et de nouer des personnages qui n’avaient rien à faire là, ensemble. Il révèle aussi des injustices et des pratiques sociales plus crues que le film interroge avec justesse. L’intensité de rapports faussement simples dans ce petit coin de vacances crée un film gracieux, tendre et souvent burlesque. Esthétiquement aux antipodes mais tout aussi jubilatoire, le court métrage Stump the Guesser livre l’histoire rocambolesque d’un charlatan de fête foraine décidé à épouser sa sœur. Comme le précédent opus du trio formé par Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson, La Chambre interdite, celui-ci hybride cinéma muet et technologies, pour donner naissance à un objet qui retrouve la liberté des premiers temps tout en usant de la plasticité des images numériques.
Autre film d’époque transgressif, Shirley met en scène Elisabeth Moss dans le rôle de Shirley Jackson, auteure d’histoires d’horreur que son mari force à cohabiter avec un jeune couple. Si les stratégies esthétiques de la réalisatrice Josephine Decker n’ont rien de très subtiles (l’atmosphère inquiétante du film repose beaucoup sur un usage intensif de longues focales qui écrasent l’espace et rendent les visages trop proches), son récit sait se rendre imprévisible et juste dans son évocation des puissances et des limites de la sororité. De la même façon, le film de Hong Sang-soo The Woman Who Ran fait la part belle aux femmes entre elles : les hommes n’y sont que des figurants indésirables.

Stump the Guesser de Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson © Julijette Inc.
Un monde qui tient
Les récits interrogeant le poids du patriarcat ou rêvant d’un monde sans hommes, récurrents dans la programmation du festival, ne rendaient que plus incongrue la sélection en compétition de Le Sel des larmes, où les biais de genre et d’orientation sexuelle sont impensés à un point qui pose problème aujourd’hui. Si le film n’est pas dénué d’éclats, notamment dans la description de la rencontre initiale entre Luc et Djemila, Philippe Garrel s’enfonce de plus en plus au cours du film dans une vision du monde usée, où les femmes n’existent que subordonnées aux hommes qui les désirent. Si le même type de présupposés se retrouve dans Siberia, le film d’Abel Ferrara pêche surtout par défaut d’ancrage. Nous plongeant d’emblée dans la part la plus intime de son personnage, de nouveau incarné par Willem Dafoe, Siberia nous invite à une traversée de désirs et de rêves en déployant une série de visions hallucinatoires flottantes, qui manquent parfois de force pour se suffire à elles-mêmes. Aux antipodes de ces récits présomptueux, deux films abordaient l’histoire postcoloniale pour en exposer toute la morbidité. Dans Expedition Content, Ernst Karel et Veronika Kusumaryati reviennent sur l’expédition de Robert Gardner en Papouasie, durant laquelle il tourna son film ethnographique Dead Birds. Au cours de cette expérience sonore immersive, les cris mystiques des oiseaux laissent place à quelques apartés qui révèlent les discours despotiques de ceux qui découvrent un territoire et ses habitants. Dans Apiyemiyekî?, Ana Vaz exhume des archives issues du processus d’alphabétisation du peuple Waimiri-Atroari : autres langages, autres pédagogies, autre mémoire. Autant de pratiques minoritaires étouffées et opprimées par les logiques dominantes, en l’occurrence celle de la dictature militaire brésilienne.
Plus au nord, les losers magnifiques du film de Bill et Turner Ross Bloody Nose, Empty Pockets incarnaient quant à eux le versant secret de l’image triomphante que l’Amérique veut si souvent se donner. Situé aux environs de Las Vegas, le bar dans lequel ils se retrouvent pour une dernière soirée avant fermeture se présente comme un refuge contre un monde qui court aveuglément à sa perte. Dans Eyimofe, le bar où travaille Rosa n’a lui rien d’un refuge. L’argent a cannibalisé les sentiments. Par leur description minutieuse de l’existence ordinaire de deux habitants de Lagos, et de toutes les transactions financières qui régissent chacune d’entre elles, de la naissance à la mort, Arie et Chuko Esiri (également frères) parviennent à nous faire ressentir le prix de la survie au Nigéria. Une des possibilités pour survivre au pays serait peut-être de le quitter, et le voyage vers l’Europe que Mofe et Rosa rêvent d’effectuer dans Eyimofe a été accompli par Inza dans Traverser. Venu de Côte d’Ivoire, le voici en Italie et déterminé à passer en France. La proximité du réalisateur Joël Akafou avec celui qu’il filme permet d’en dresser un portrait qui évite tout angélisme, et ainsi de construire un personnage à l’envergure romanesque, prêt à monnayer ses sentiments pour accomplir son rêve.

Bloody Nose, Empty Pockets de Bill et Turner Ross
Cinq contes néolibéraux
La mondialisation est à l’œuvre dans les déplacements qu’elle impose, les exils et les systèmes économiques inégalitaires au travail partout. Elle sait aussi s’infiltrer dans les foyers qui semblent les plus protégés : le duo infernal français Gustave Kervern et Benoît Delépine livre avec Effacer l’historique une comédie urgente située dans un lotissement des Hauts-de-France. Leurs héros, trois anciens gilets jaunes, se sont rencontrés sur le rond-point qui a changé leur vie. Ils tentent ensemble de combattre les technologies délétères qui ont bouleversé leur quotidien et plus largement, un néolibéralisme qui les mine. Sur fond de Daniel Johnston, la devil town périurbaine devient un terrain d’action pour des anti-héros parfaits, baladés par un monde qui ne leur ressemble plus.
Usant d’autres registres, mais travaillant les mêmes motifs, des documentaires, présents en force dans l’ensemble des programmations de la Berlinale, ont pris le risque de proposer un discours souvent plus littéral mais nécessaire sur des questions similaires. Days of Cannibalism révèle des circuits d’échanges économiques souterrains : ceux qui lient la Chine au Lesotho. Teboho Edkins y décrit un paysage étrange, où les traditions ancestrales des bergers de cette région d’Afrique se confrontent à l’ultra-contemporain à travers les investisseurs chinois venus apporter de nouveaux biens de consommation ou investir dans l’élevage. Si la description de ce moment d’un pays est passionnante, le film de Carmen Losmann, Oeconomia, analyse les dynamiques économiques avec une toute autre rigueur. À la fois modeste et incroyablement ambitieux, le film se propose de revenir aux fondements du système financier qui règle l’économie mondiale pour en éclairer les limites et éventuellement les failles. Pédagogique sans être simpliste, la réalisatrice creuse toujours plus profond dans la langue (de bois) pour tenter de comprendre les mécanismes par lesquels l’argent se crée et se transforme et ainsi, répondre aux questions les plus élémentaires, aux résolutions troubles. Responsabilidad Empresarial propose une autre forme de critique du système capitaliste en partant de cas précis pour évoquer ses liens consubstantiels avec le fascisme. Le texte d’un rapport sur la collaboration de grandes entreprises argentines ou étrangères avec la dictature militaire y résonne sur des images montrant les lieux des faits. Le réalisateur Jonathan Perel se réapproprie la place du flic prêt à bondir sur un ouvrier syndicaliste et inverse ainsi les rôles en un geste à la simplicité radicale.
Traversant les problématiques et motifs qui travaillaient le large pan de la production mondiale visible à la Berlinale cette année, le First Cow de Kelly Reichardt se présentait comme un film total, liant les questionnements économiques inhérents à notre époque à des enjeux narratifs plus intemporels. L’histoire pourrait être celle d’un mélodrame : deux hommes courent à la catastrophe parce qu’ils essaient simplement de survivre dans un monde où ils ne sont rien – en l’occurrence, celui d’une bourgade de l’Oregon au moment où l’Ouest américain est encore en cours de colonisation. D’une grande sobriété formelle, le film progresse inexorablement vers une fin tragique, tout en mettant à distance la psychologie. Kelly Reichardt fait de cette histoire linéaire rien de moins qu’une fable renfermant la genèse des problématiques de notre temps.