La présentation de l’équipe du film à base de private jokes sur les clubs de football argentins s’est révélée beaucoup moins convaincante que Jauja, objet singulier et captivant, œuvre parmi les plus remarquables depuis le début des festivités. Si ce film est argentin (le cinéaste l’est, le film quant à lui est une coproduction réunissant pas moins de huit pays, ce qui lui va bien – cf. ci-dessous), inutile de dire combien il aurait été davantage à sa place que Les Nouveaux Sauvages de Damián Szifrón en Compétition officielle. Bref.
Un carton initial nous dit que la Jauja est une terre mythologique, mais un peu comme pour l’Eldorado on se perd en la cherchant, et surtout, on ne la trouve pas. Le plan suivant, nous y sommes, mais où exactement ? Le capitaine Dinesen (formidable Viggo Mortensen, à la fantaisie aussi discrète que sûre) et sa fille devisent ; ils sont assis en quinconce dans un lieu qui pourrait aussi bien être une lande dreyerienne et venteuse du Jutland occidental qu’un coin de pampa argentine. Le film va jouer, littéralement, avec l’espace, le déplier sous le signe du brouillage géographique, d’une hétérotopie – un espace concret qui est le lieu de l’imaginaire.
Le cadre cinématographique primitif carré aux coins arrondis ouvre véritablement une fenêtre sur un monde imaginaire ; Lisandro Alonso emboite le pas d’un cinéma des premiers temps, celui de la fantasmagorie. On comprend que les quelques personnages qui s’animent sur la grève d’une plage se sont lancés à la recherche de la fameuse Jauja. Des saynètes sont saisies dans un étrange cinéma de « studio à ciel ouvert », dans une surprenante co-présence de la matérialité des lieux et des artifices du cinéma – une bande son anti-naturaliste ; des lumières additionnelles venant se planter sur les visages ; des acteurs qui jouent dans des blocs scénographiques très précisément délimités. Ce premier segment du film est en effet statique, il crée des tableaux d’une grande picturalité, qui ne se démentira jamais par la suite. Lisandro Alonso propose ici un passionnant dialogue avec le théâtre, les espaces majestueux semblent se déployer comme une scène infinie.
Alors que les troupes stagnent, l’enlèvement de la fille du capitaine par un fugitif pour une échappée belle des deux amants lance le film dans son second mouvement, celui de la course-poursuite. Le père va évidemment se mettre à la recherche de sa progéniture. La théâtralité statique initiale laisse place à une projection des corps dans des espaces éprouvés dans leur matérialité, où les trajectoires sont parfois accompagnées par des panoramiques. On entre alors dans la logique du western, dont on retrouve bien des archétypes : le paysage, l’indien, le langage des armes, etc. Le minimalisme dramaturgique est franchement teinté d’absurde et d’humour – il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une route pour nulle part, le capitaine Dinesen se dissout in fine, littéralement avalé par l’espace –, et cette rencontre entre le cinéma et l’espace n’est pas sans faire penser à une version arty d’Une aventure de Billy le Kid ou Les Contrebandières de Luc Moullet.
L’épilogue invite à une lecture par le rêve – celui d’une jeune fille enlevée par un bel hidalgo et poursuivie par son père – peut-être un peu convenue. Mais il a le bon goût d’ouvrir une autre brèche, où le réel et l’imaginaire seraient les deux faces réversibles d’un même monde. Et plutôt que de fermer le rideau, le dernier plan laisse une porte ouverte, celle qui mène aux histoires, à la fiction. Et à l’imaginaire, encore.