« Toujours l’espace, jamais le temps. Le temps est une fiction de l’homme » professe énigmatiquement un vieux sage indien dans Eureka. S’il est vrai que le film navigue entre trois époques et semble réinventer aussi bien sa forme que son rythme en fonction de son ancrage géographique, l’adage n’en demeure pas moins presque paradoxal : le cinéma de Lisandro Alonso repose d’abord et avant tout sur sa manière de sculpter la glaise du temps. Chez lui, la temporalité est dépliée, repliée, triturée, pour plonger le spectateur dans un état à la lisière de l’engourdissement et percer la membrane de la fiction, tantôt avec douceur (les fondus enchaînés qui annoncent la troisième partie), tantôt avec une assurance inouïe de la coupe (la manière dont le premier segment s’incorpore dans le suivant). Le film commence comme une suite spirituelle de Jauja – toujours avec Viggo Mortensen et Viilbjørk Malling Agger – qui lorgnerait plus encore vers le western, pour bifurquer ensuite dans une réserve indienne du Dakota filmée de nos jours. Ce basculement n’est pas sans désarçonner : Alonso renoue avec une inspiration ethnologique mais loin de la jungle qu’il affectionne tant, pour suivre la solitude de deux femmes prisonnières d’un quotidien sans qualités.
À cet endroit, l’attente, le ressassement et la mélancolie des personnages ouvrent sur un tempo hypnotique et un art de la suspension dont Alonso est devenu l’un des maîtres contemporains les plus affutés. Boire une simple tasse de thé devient une expérience transcendantale, pour le personnage comme le spectateur, qui implique un envol dont la dimension libératrice se mêle à la tristesse d’un déracinement. En bon primitif, Alonso remonte alors le fil de sa filmographie pour retrouver une fiction plus proche de ses débuts (Los Muertos, exemplairement), au cœur d’un paradis virginal rappelant aussi le Tabou de Murnau. « Le temps est une fiction », effectivement, une fiction déliée reposant sur un principe de marabout, bout d’ficelle, dont la part ludique serait presque cachée par l’austérité de façade que cultive la mise en scène. Alonso ne joue dès lors pas, comme on pourrait le croire, contre le récit, mais investit ce dernier avec l’imprécision flottante du rêve, en faisant de la durée le catalyseur d’un effacement des cloisons géographiques et temporelles.