C’est sous un double signe que s’est tenu le festival gay et lesbien de Paris du 14 au 21 novembre dernier : il y eut d’un côté la légèreté, l’exubérance, confinant parfois même à la superficialité, et de l’autre une insistance sur la notion de transmission – pour les propositions les plus rigoureuses. Peut-on considérer cette programmation comme symptomatique de l’esprit LGBT d’aujourd’hui ?
Dans la catégorie « tout sauf esprit de sérieux », Boy Culture met en scène trois jeunes éphèbes, colocs et amants à leurs heures perdues, qui gèrent leur homosexualité chacun à leur manière : le premier, X, en se prostituant, le second, Andrew, après un détour par l’hétérosexualité, le troisième, Joey, en croquant tout ce qui lui tombe sous la main. Rythmé, carré, vivant, le film compense son manque criant de profondeur par une spontanéité et un humour qui fait souvent mouche. Ainsi, la scène du coming-out d’Andrew à ses parents est proprement hilarante : ils savaient déjà, ils ont déjà installé un lit double pour lui et son copain à l’étage – avec capotes à disposition, etc. Boy Culture, long de 88 minutes, se rapproche dans sa facture d’une série bien ficelée.
On retrouve d’ailleurs l’interprète d’Andrew, Darryl Stephens, « nouveau sex symbol made in USA » (brochure du festival), dans une série que Pink TV s’apprête à diffuser à partir de janvier : Noah’s Arc est un croisement afro entre Queer as Folk et Sex and the City, et fait d’abord très peur tant il fait du cliché un cheval de bataille. Les quatre blacks « middle class » sont très typés : il y a l’obsédé, le romantique, l’intello, l’efféminé, et, liés comme les quatre doigts de la main de Mickey, ils partagent tout, mais surtout leurs histoires de cœur et de cul (par téléphone). Cela reste absolument superficiel, mais on finit par se prendre au jeu, le kitsch de l’ensemble et le tonus des comédiens prenant le dessus. Les lignes narratives qui débutent laborieusement font d’heureux soubresauts, la série prend son rythme de croisière, jusqu’à certaines séquences vraiment réussies comme le show « drag-queen » de l’épisode 4 qui vaut vraiment le détour.
Cependant dans la veine sexy, déjanté, fashion, The Adventures of Iron Pussy est très au-dessus du lot. Présenté en clôture du festival, il s’agit du troisième film du Thaïlandais au nom réputé imprononçable (et pourtant il va falloir s’y habituer) : Apichatpong Weerasethakul. Il était connu comme l’auteur des très sérieux et très beaux Blissfully Yours et Tropical Malady (prix du jury à Cannes en 2004), et signe avec ce film en réalité un peu antérieur (2000) une parodie de film d’espionnage. Le héros, Iron Pussy, est un James Bond travesti, ancien go-go-dancer reconverti en superjusticière. Il infiltre sur ordre du ministre le palais de Mme Pompidoi afin de déjouer les diaboliques plans de trafiquants de drogue. Le résultat est un pot-pourri multigenre et multipastiche (allant de Rebecca à Indiana Jones) complètement farcesque, où les motifs et les outils de mise en scène les plus kitsch s’accumulent : T‑shirt 69, perruque choucroute, bruitages et post-synchro, flash-backs sur un orphelinat, split-screens, chasse au léopard, duos chantés dans les champs, grotte du squelette – où l’on fait trembler la caméra pour faire comprendre que les murs s’effondrent, passage par les bateaux mouches à Paris, final sur les falaises, apparition d’un cow-boy thaï. On retiendra deux répliques, la phrase culte : « If I can choose I would prefer not to be high-Parisian society » et le message follement subversif de la fin : « May love be in your heart. »
Si l’on écarte deux mauvaises propositions (Vacationland ; Boy in a Bathtub), restent quelques films, plus sérieux et ambitieux que les autres, où revient comme un leitmotiv le thème de la transmission, en particulier entre générations. C’est le cas, entre autre, des deux documentaires présentés par le festival. The Nomi Song, dans la pure tradition du documentaire à l’américaine (récit chronologique + témoignages croisés + archives) – mais réalisé par un Allemand, Andrew Horn, retrace le parcours de Klaus Nomi, cette étoile filante allemande de la scène new-yorkaise, mort du sida au début des années 1980. « Are you sure this guy exists ? » : Nomi, rejeton caché d’Elvis, Spock et la Callas (oui, les trois à la fois), était fameux pour sa voix de castrat et ses tenues d’extraterrestre, qui l’avaient d’ailleurs fait repérer par David Bowie.
L’autre documentaire, Phare, Fard, Fhar ! ou la révolution du désir fait resurgir pendant une heure vingt le début des années 1970, c’est-à-dire l’époque où fut créé le FHAR, le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, sous l’égide de Françoise d’Eaubonne et Guy Hocquenghem. Le mot d’ordre était : « prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! », qui rappelle comment le Fhar est né au carrefour d’une culture extrême-gauchiste (mao-marx-lénin-trotsk-…-iste) et de la lutte pour la libération des mœurs ; autrement dit, au carrefour des Intellectuels de la Sorbonne et de Normale Sup’, et des mouvements féministes. Le parcours de Guy Hocquenghem, là encore et pour la même raison que Nomi, se termine brutalement au début des années 1980. Instaurant des allers-retours avec les années 2000, et en particulier le mouvement activiste LGBT des Panthères roses, le documentaire met en relief cet âge d’or du militantisme que furent les années 1970. Hocquenghem écrira d’ailleurs, juste avant de mourir à quarante-et-un ans, un pamphlet contre les défroqués de mai 68 : Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, quand les illusions soixante-huitardes se sont perdues. La démarche d’Alessandro Avellis et Gabriele Ferluga est finalement semblable à celle de The Nomi Song, parce qu’elles consistent toutes deux à rappeler au public d’aujourd’hui des pans de l’histoire du mouvement homosexuel : une icône, Nomi, des figures, d’Eaubonne, Hocquenghem, des contextes historiques, les années 1970 et 1980, avec bien entendu à la clé le traumatisme de l’irruption du « cancer gay », le VIH.
Du festival ce sont surtout trois jolies fictions qui ressortent. Gypo, premier film de Jan Dunn tourné dans l’esthétique Dogma, s’intéresse au délitement d’une famille britannique de banlieue, vue selon trois perspectives : celle de la mère Helen dont l’existence s’enfonce dans la routine et le mal-être, celle du père Paul qui s’enferme dans le rejet et la xénophobie, et celle d’une jeune « refugee » (immigrée), Tacha, qui sort Helen de sa torpeur et avec qui une relation amoureuse s’instaure subrepticement. S’attaquant à des thèmes piégés, les filles-mères, la xénophobie, l’homosexualité, la réalisatrice s’en tire avec une finesse et une justesse assez remarquables.
Solange Du hier bist de Stefan Westerwelle est une autre bonne surprise du festival, décortiquant la relation entre un vieillard proche de la fin et un jeune prostitué mal dans sa peau. C’est un huis-clos mangé par la pénombre, où l’on discerne à peine les papiers peints couverts de vieilles photos, les bibelots. Le numérique donne une texture presque documentaire au film, très lent, d’une temporalité presque agonisante. La vieillesse du personnage est investie littéralement dans ce dernier amour, ce dernier amant : par exemple, préparer le lit est un geste qui sort de la routine pour devenir un rituel érotique. Le sujet est aussi très difficile, et de nouveau, la justesse est au rendez-vous.
Loggerheads enfin aborde le sujet de la séropositivité avec beaucoup d’intelligence. Autour de Mark, un jeune homme très beau et malade qui refuse de se soigner, s’articulent trois récits en forme de quêtes : une mère cherche le fils qu’elle a abandonné à sa naissance, deux parents ultraprotestants (le père étant le pasteur local) culpabilisent d’avoir rejeté leur fils homosexuel, et George accueille un Mark esseulé pour un temps dans son motel en bord de plage. Étrangement, malgré son sujet, Loggerheads est un film apaisé et tendre : les voitures y roulent au quasi-ralenti, les flics y sont presque lymphatiques. Les conflits sont éludés : la stratégie c’est, pour tous, la fuite, le retrait, qui est, le film le montre bien, également une forme de courage. De fait, Loggerheads invente un certain rapport au temps, de toute façon perdu, fait d’occasions manquées : et repose sur une idée scénaristique simple mais extrêmement efficace, révélée en fin de parcours.
Dans ces trois films c’est la question du rapport intergénérationnel qui est à chaque fois creusée : l’homosexualité est abordée au prisme de la relation âge tendre / âge mûr, donc placée sous le signe de la transmission – qu’est-ce qui passe entre deux générations différentes ? Bref, pour le petit monde LGBT, la page des revendications et des combats semble, au moins dans le domaine des représentations, tournée. Ce qui compte, c’est de profiter des acquis – d’où la dimension festive, enjouée, légère ; mais aussi de se retourner sur une histoire, de s’interroger sur la transmission d’une génération à une autre, de la culture gay et lesbienne. Au festival, on pouvait aussi bien faire la fête au Rex Club après les projections du 18 novembre, que réfléchir sur le VIH à l’occasion des courts métrages de Sébastien Lifshitz projetés en début de chaque séance, sur le témoignage de trois hommes séropositifs.
Attention aux généralisations : il n’existe pas de filmographie gay dans les pays où elle pose précisément encore problème. Le festival n’a ainsi rien reçu du côté des pays arabes, quasiment rien non plus du côté des pays africains, de la Chine, de la Russie. Sans cela, la programmation de David Dibilio et Florence Fradelizi a fait le choix de la diversité et c’est tant mieux : les âges, les lieux, les façons de vivre son homosexualité sont de tous ordres dans les films de la sélection – jusqu’au point le plus extrême où rien d’homosexuel n’est explicitement montré. C’est le cas de 7 ans de Jean-Pascal Hattu, qui ne met en scène que les scènes d’amour hétérosexuelles, faisant l’ellipse du reste. Le programme des courts métrages traduit également cette diversité : parmi les meilleurs, un étrange accouplement Mala Noche / Wassup Rockers ! ; une rupture filmée intégralement en natures mortes ; un moyen métrage espagnol tendre et drôle sur un professeur qui découvre sa séropositivité ; un chat cybernétique ultra-inventif ; et un teenage-movie qui dérape en film d’horreur.
Insistons, toujours à propos de cette diversité, sur deux longs qui évoquent le rapport de l’homosexualité à l’enfance : L’Éveil de Maximo Oliveros, qui nous vient des Philippines, est filmé à vif, dans un quartier de Manille. Maxi, un tout jeune garçon efféminé, tombe amoureux de Victor le policier, et le film est d’une fraîcheur singulière. Le film indien de la sélection, Navarasa, fait montre d’une semblable fraîcheur. Swetha, 13 ans, y découvre que son oncle Gautam se travestit en femme et compte se rendre au festival de Koovagam où se réunissent chaque année des dizaines de milliers de travestis pour un concours de beauté sur fond de culte religieux. Certes, les salles étaient pleines, mais vu ce genre de choix susceptible d’enrichir la réflexion sur les perceptions de l’homosexualité, on regrette un petit peu que l’événement reste essentiellement un lieu de sociabilité communautaire. Sur les grands boulevards, devant le Rex et le Cinéma du monde, on pouvait voir, le soir ou le week-end, des files tantôt très masculines, tantôt très féminines, selon que le film était plutôt gay ou plutôt lesbien.