La mise en scène du film, nouveau prolongement drôle et pudique du travail quasi documentaire du cinéaste, et l’itinéraire tortueux aux écarts mortels des héros de Wassup Rockers devraient convaincre les spectateurs de l’habilité de Larry Clark à nous parler de l’adolescence à partir de ses signes, de ses rites et des dangers qui la menacent.
Étranger aux jugements rapides qui font de l’adolescence une brève et simple période de transgression, Wassup Rockers est le film le plus pudique de son auteur. Il confirme le dessin cinématographique de Larry Clark de rendre corps, voix mais aussi conscience à ses adolescents qui doivent donner sens et éthique à leur vie, quelque soit leur ghetto d’origine et la tentation des adultes de les réduire à des objets de plaisir ou à des cibles marketing.
Documentaire, skate et territoire
Le pré-générique filme en plan rapproché, sans doute dans sa chambre, Jonathan. Ces images ont été tournées un an avant le début de tournage officiel du film. Les gestes maladroits, la position décontractée et les directions de regard de l’adolescent soulignent, sans trop d’effet, la prégnance du témoignage documentaire, point de départ de nombreux films de fiction de Larry Clark. Jonathan brosse le portrait de son quotidien à travers ceux de ses amis sud-américain (« Des amis ? — Non, ils sont juste pareils »), les habitudes, les filles, la première fois, son groupe de musique punk-rock et le skate. Si, avec ce montage et dès cet instant tout est mis en scène, ce qu’il s’agit de montrer à voir c’est davantage l’intimité de ses jeunes, que leur célèbre quartier, South Central, quartier pauvre de Los Angeles où ne vivent que des noirs et des latinos qui conservent le souvenir des émeutes qui l’embrasèrent dans les années 1990.
Comme toujours dans le travail de Larry Clark, le skate est un lien qui l’unit à ses jeunes et lui permet de prendre contact ; une sorte de symbole, un véritable sésame qui lui permet de s’immiscer au milieu eux. Présent dans l’installation monographique de son Amérique à la Biennale d’art contemporain de Lyon en 2003, le skate s’impose comme le totem emblématique de son cinéma. Celui d’une adolescence en recherche d’équilibre, que le père de Claude dans Ken Park s’acharnait à vouloir détruire pour lui faire stopper tout mouvement. Dans le film, pouvoir se déplacer librement est une figure vitale pour les personnages.
À l’opposé d’autres bandes adolescentes qui possèdent aussi leur langage, leur uniforme, leur musique et leur joujou et qui peuplent les craintes du cinéma des USA depuis les années 1950 (La Fureur de vivre, L’Équipée sauvage, Vanishing Point, Orange mécanique, Elephant…), le réalisateur rejoue rapidement l’image d’un « déferlement » de jeunes dans les rues des grandes agglomérations urbaines. Un à un, les sept skateurs entrent dans le cadre, dans la joie et la bonne humeur, dans le mouvement d’excitation d’une vitesse sans danger, jusqu’à conquérir pacifiquement la largeur des pauvres rues résidentielles.
À leur côté, le film présente leurs lieux privilégiés, à l’écart des adultes. Les mères à peine visibles dans Wassup Rockers sont économiquement marginalisées, prostituées et femmes de ménage mais moins stigmatisées par leur violence physique et psychique que les parents de son film précédent. À l’origine de beaucoup de malentendus, le cinéaste prend le risque sans aucune justification narrative, d’incarner un certain « idéal » de vie adolescente à travers deux modes qui lui sont propres : leurs lieux de sociabilité (un espace) et une volonté de s’affranchir des liens de parenté (des figures) qui sont laissé le plus possible hors champ ou en marge du film comme pour Kids, Bully et Ken Park. Cette idée est reprise telle quelle dans le beau Elephant de Gus Van Sant. Larry Clark pose sa caméra dans les lieux de réunion insolites. Après l’école, fourbu, les voici rassemblés dans une aire de jeux pour enfants. On ne sera jamais si ce lieu est celui de leur enfance car le cinéaste reste fidèle à un âge qui vit au présent. Leurs jeux régressifs sur le tourniquet résonnent d’un temps caractérisé par la possibilité de l’oisiveté. Faire matière filmique de leurs quotidiens trop vite estampillés « désœuvrés » : voilà l’enjeu du cinéma de Larry Clark. Loin du tentaculaire Los Angeles de Collateral de Michael Mann, Larry Clark filme ici, et pendant toute la première demi-heure, une vie ordinaire presque enfantine. Elle prend le rythme et se fait à hauteur de skate, avant que le bus et le métro ne deviennent les moyens de transports qui leur donnent la foi des grands départs vers un nouveau territoire qu’ils devront pourtant quitter à la fin du film comme des clandestins, sous les bâches d’une voiture.
Sociologie de la jeunesse, communautarisme et violence de ghetto
Jamais Larry Clark n’avait désigné aussi heureusement la communauté des pairs adolescents comme celle capable de pourvoir à leur besoin de tendresse et d’écoute ; encore que les spectateurs attentifs à son travail auraient pu voir l’annonce de cette idée dans la scène sexuelle finale qui réunit le trio survivant de Ken Park. Contrairement à la communauté autodestructrice de Kids, de Bully ou de Another Day in Paradise, les héros de Wassup Rockers forment un îlot d’entente fraternelle. Après le brûlot esthétique des images contaminées de la côte-est (le sida de Kids), les richesses aveuglantes de Floride (Bully), c’est contre toute attente la Californie, l’État du culte du corps et de la culture contestataire, qui a permis à Larry Clark, de Ken Park à Wassup Rockers, de transformer l’asservissement érotique et marchand du corps en pôle de résistance des consciences en devenir. La question économique traverse le film avec des mères latinos qui vivent dans le ghetto et travaillent à Beverly Hills. Face à l’injustice, les ados portent un regard amusé, au moment de la découverte de la maison luxueuse des deux jeunes filles concupiscentes, mais sans être jamais dupes. Tout comme la question sociale que le film n’évite pas mais qu’il préfère déjouée, l’autre malentendu du film se cristallise autour de la question de la stigmatisation des antagonismes communautaires.
Le communautarisme « racial », qui fait fi de notre humanité générique, est aux États-Unis, comme partout en Occident et en France, un défi à la constitution idéelle et ethnocentrique orgueilleuse d’une généalogie politique des Droits de l’homme masculine, blanche, hétérosexuelle et bourgeoise. C’est un fait. Beaucoup de critiques ont interprété le refus de nos rockeurs de la culture dominante du ghetto de South Central, dont les signes d’appartenance seraient la musique hip-hop, le pantalon baggy, le survet’ et la chaîne en or de la doxa gangsta qui impose à tous de fumer des joints et d’écouter du rap homophobe, machiste et vénal. Or, après la vision du film, il s’avère que cette critique est un surinvestissement du hors-champ, car cette opposition est très vite évacuée à l’image et n’est jamais une revendication communautariste déclamée comme telle par les personnages. Constamment sommés de ce confronter à cette question « communautaire », nos ados en sont eux-mêmes les premières victimes quand ils sont tous désignés comme mexicains bien qu’originaires d’une vaste géographie sud-américaine (Guatemala, Équateur, Salvador,…).
Quand on connaît la publicité, et surtout l’impact marchand, uniformisant et dictatorial sur tous les jeunes, de la culture gangsta formatée par le discours médiatique et défini à tort comme exclusivement afro-américaine, qui concourt sans doute avec ambiguïté à une réelle visibilité ethnique, comment ne pas comprendre que le propos de Larry Clark est de mettre en scène dans son film le principe contestataire de la marge ? Le punk-rock et le look très serré sont une manière efficace de définir nos héros comme des parias anachroniques et isolés. Si dans les années 1970, les Black Panthers réunirent les principes de la jeunesse, de la contestation et de la communauté, et si heureusement aujourd’hui, la doxa gangsta ne résume pas la totalité de la culture afro-américaine, il est pourtant certain que pour les adolescents occidentaux d’aujourd’hui, ne pas s’y conformer, reste un choix déterminé en marge dans les quartiers.
Larry Clark, cinéaste de notre époque, montre également l’envers de la communauté uniformisante : la solidarité, d’abord la solidarité du groupe des héros (qu’il faut refuser de voir seulement comme des latinos, mais plutôt comme des « rebelles »), dont une partie est décimée par l’échappée dans les beaux quartiers ; mais aussi la solidarité des femmes de ménage de Beverly Hills qui s’allient pour sortir leurs enfants du traquenard. Enfin, un ghetto c’est aussi, dans les esprits, une culture populaire plus ou moins reconnue, dont pourrait témoigner le clin d’œil du split-screen, véritable marque déposée dans les séries de télévision novelas.
Si pour parler en terme de communauté, Larry Clark n’a pas encore fait son film sur les skateurs afro-américains ou les ados fidèles aux Black Panthers, la morale de ce film d’initiation est claire : seule la jeunesse possède en elle la force et les armes qui peuvent lui permette de refuser de se laisser enfermer dans les images que la société médiatique a légitimé pour elle. « Certains ont des membres de leur famille impliqués dans des gangs. Ils voient ce que leurs aînés font ; ils voient les tueries, et le reste. Il y a des tas de gamins à South Central qui ne veulent pas finir comme ça. » Ses héros ne suivent ni les tentations de la violence et de l’argent, ni même celle de la drogue dont Larry Clark fut longtemps un fervent adepte.
Finalement, c’est sans doute une des leçons de nos ados au photographe Larry Clark, survivant des années 1960. Prendre en compte le fait que la drogue a fauché une bonne partie de la jeunesse contestataire, jusqu’à certains membres des Ramones, groupe de rockeurs blancs new-yorkais mythiques des années 1970, dont personne ne sait comment ses garçons s’y sont attachés.
Dans la bande de garçon de Wassup Rockers, chacun a un rôle attitré. Cependant, le personnage de Spermball/Milton qui obtient, à la faveur de l’aventure du groupe, le droit de ne plus être enfermé dans le sobriquet vulgaire qui désigne son désir maladroit, sous-tend que ce rôle n’est pas une prison. La bande penche donc en faveur d’un espace de reconnaissance et d’épanouissement, loin des images courantes d’un groupe hiérarchisé, anxiogène et excluant mis en scène dans West Side Story de Robert Wise ou Bully. La séquence du tourniquet illustre cette idée avec les sollicitations, un rien amusé, des jeunes pour leur congénère barbouillé. Assurément moins à l’aise avec la figure de l’adolescente, Larry Clark en présente malgré tout des figures variées avec la petite amie respectée, la jeune fille facile isolée et les fières ennemies de « race » ou de « classe », sans jamais parvenir à suggérer leurs sociabilités autonomes.
À mi-film, Larry Clark sort ses personnages du ghetto de South Central pour les emmener à Beverly Hills rencontrer des filles riches et blanches. Le film change alors de registre et de régime de mise en scène pour définitivement abandonner la quiétude du documentaire adolescent. Il entame une course délirante à travers une enfilade de propriétés cloisonnées appartenant à des milliardaires californiens qui prennent tour à tour ces kids pour des objets sexuels et des cibles vivantes dans un jeu morbide à ciel ouvert. Ce basculement dans la fiction pure est prétexte à un enchaînement de caricatures outrancières : un artiste pédophile poudré comme une marquise (pied de nez à son propre goût pour la jeunesse des corps ?), une réunion de top-modèles hystériques, une quarantenaire en mal de chair et un vieil acteur maniaque de la gâchette, sosie de Clint Eastwood (qui n’est pas sans rappeler le vrai Charlton Heston, président de la National Rifle Association, tel que Michael Moore le mettait en scène dans Bowling for Columbine). Ces caricatures sorties tout droit du zoo de Beverly Hills construisent une atmosphère mercantile, paranoïaque et raciste, tout aussi violente que la loi du ghetto qui encadre le film, de la photo de l’ado tué au coin du block à la déflagration de mitraillette finale.
En s’écartant malencontreusement des riches et flamboyants terrains de skate abandonnés de cette partie-ci de la ville, nos héros sont devenus les proies d’une chasse à l’homme organisée à leurs dépens par des riches propriétaires d’emblée hostiles ou avides de chair fraîche. Cette agression soudaine et sauvage transforme radicalement la violence latente du début du film qui était toujours sur le point d’exploser. Lorsque Jonathan bouscule involontairement un rappeur à la sortie du lycée ou lorsque la bande se fait contrôler par la police, surgissaient l’ombre de l’affrontement des bandes armées et celle de la bévue policière. Incapables de retrouver la sortie de l’enfer des villas de Beverly Hills, ils apprendront, après avoir perdu plusieurs des leurs, que les préjugés sont les mêmes partout : ici aussi, on les juge et on les tue sur leur apparence : Wassup ? (« Quoi de neuf » contraction de What’s Up ?)
Sexe, humour et rock’n’roll
Dans la filmographie de Larry Clark, Wassup Rockers accorde une place inédite à l’humour pour sauver ses héros de situations délicates et parfois mortelles. La plaisanterie autorise le cinéaste à tourner les confrontations à l’avantage des rockers sans qu’ils n’aient jamais besoin d’avoir recours à la violence. Une sorte de « situationnisme » cinématographique (la gourmandise ou encore l’amour commun des Ramons pour triompher des forces de police) contre la « lutte armée » trop souvent prétexte à la répression sauvage. Dans ce film sous tension, Larry Clark fustige une icône du cinéma d’action, L’Inspecteur Harry, que cette jeunesse est censée admirer béatement et montre la peur des rockers qui détallent au son de la mitraillette qui tourne dans le ghetto.
Plus insolite encore, il y a quasiment du comique de répétition dans sa mise en scène de la sexualité. Refusant de refaire les images crues de Ken Park, il filme cette fois-ci la sexualité sans la nudité et confirme ainsi ce que les fervents admirateurs de son travail connaissent bien : sa capacité à redéfinir de film en film la complexité de la sexualité et de l’adolescence. Clark a rajeuni ses interprètes. Il s’amuse à travers le personnage attachant et ludique de Kico à renvoyer le spectateur à sa réputation médiatique de cinéaste sulfureux. Tout le long du film, et malgré une bonne volonté répétée, notre jeune héros pré-pubère ne parviendra pas à perdre son dépucelage. Il faut dire que ces courageux adolescents préfèrent s’enfuir à la vue du corps dénudé d’une des collègues de la boite de strip-tease de leur mère alors qu’ils se targuent d’interpeller deux jeunes belles afro pour le plaisir de susciter un échange verbal maîtrisé et codifié, qu’on jugerait agressif s’il n’avait surtout l’avantage de ne les engager en rien.
Dans ce Larry Clark-là, ni fellation, ni cunnilingus, ni poitrine provocante siliconée de banlieue (Ken Park), à peine quelques gros plans – marques de fabrique du cinéaste – de moustaches duveteuses, de respirations de chair et de jeans moulants. Dans l’un des plus doux moments du film, la rencontre miraculeuse de Kico et de la pauvre petite fille riche prend même le pas sur le désir. Le fantasme sur la dangerosité sexy des latinos du ghetto devient vite un jeu entre les deux adolescents qui leur permet de rentrer en contact et de se raconter sincèrement. « Je savais de quoi je voulais qu’ils parlent. J’ai donc demandé à Kico de parler de sa vie, et dit à Nikki ce qui allait se passer. Ce que je voulais, c’était qu’elle lui pose des questions. Je leur ai fait river leur regard l’un à l’autre, et ça a été magique. »
Ce film généreux qui réunit les figures de liberté, de contestation ludique et de tendresse masque une énigme. Comment un réalisateur aussi âgé demeure le seul cinéaste capable de mettre en scène une culture contestataire des adolescences d’aujourd’hui, dont il défend l’instantané et l’oisiveté contre l’instrumentalisation de la société qui les convoite (et les jalouse ?).