Des représentations de l’Iran au service de la complexité, c’est un besoin ; chaque image arrachée à la chape de plomb qui sévit en ce pays est rendue aujourd’hui encore plus précieuse. Retrouver la lumineuse actrice principale de Ten d’Abbas Kiarostami, c’est un immense plaisir. Mania Akbari réalise des films troublants, intenses et remuants ; les rendez-vous de Périphéries organisent projections et rencontres autour de 20 Fingers et Ten + 4 : tant mieux.
Abbas Kiarostami plane au-dessus des films de Mania Akbari, 20 Fingers (2004) lui est dédicacé, avant que le cinéaste lui fasse la proposition de tourner la suite de Ten (2001), Ten + 4 (2007), alors qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Si le soupçon d’un opportunisme ou d’une imposture (grand thème kiarostamien, pas seulement dans Close-Up) ne peut être évité, il est rapidement évacué pour plusieurs raisons. D’abord parce Ten est un appel à d’autres Ten, notamment en raison de l’aspect reproductible de son dispositif. Mais surtout Abbas Kiarostami propose une redoutable lecture de son film, expliquant qu’en dehors de l’habitacle, dans les autres véhicules, dans chacun, se jouent une multitude de Ten, et ces derniers se prolongent au-delà de l’espace-temps de son métrage. Aussi le générique final introduit la dilution de la notion de réalisateur, des noms défilent, celui d’Abbas Kiarostami inaugure la liste, mais sa fonction n’est pas inscrite, il en est de même pour l’interprétation et les différentes opérations techniques, listées sans aucune hiérarchie. L’actrice, déjà, et l’ensemble des protagonistes sont, pour une part, auteurs et énonciateurs du métrage. Il en est de même à la fin de Ten + 4 qui reprend la même façon. Le cinéma de Mania Akbari est ainsi une forme de prolongement de celui prôné par Kiarostami dans Ten. Mais toute sa valeur vient du fait qu’il ne s’agit en rien d’une imitation. On est en présence d’une appropriation des outils du cinéma et de l’accomplissement d’un regard captivant sur le réel, un bel exemple de ce que l’on pourrait caractériser comme un essaimage kiarostamien réussi.
Dans 20 Fingers comme dans Ten + 4, le déplacement prend largement en charge le récit, ce sont des films où la parole semble naître du flux dans lequel les corps sont placés. Ceci demeure toutefois non systématique ; dans le premier, l’un des sept épisodes de la vie conjugale de ce couple (interprété par Mania Akbari elle-même et le producteur Bijan Daneshmand) se fixe dans un restaurant. Mais pour le reste, on sera en voiture, téléphérique, moto, train et bateau. La première des dix séquences de Ten + 4 reprend exactement le dispositif de son aîné : l’habitacle avant d’une voiture dont le champ et le contrechamp sont couverts par deux caméras. Encore plus troublant, le film s’ouvre par un extrait de la séquence d’ouverture du film de Kiarostami (l’une des effroyables prises de bec entre le fils et sa mère) avant qu’un fondu enchaîné nous mette en présence des mêmes protagonistes au présent, notamment du même Amir, six ans de plus, devenu adolescent. On constate très rapidement que les rapports se sont adoucis et la maladie de sa mère le rend même complice (« nous sommes maintenant chauves tous les deux » fait-il remarquer alors qu’il porte le cheveu ras) protecteur, responsable. La fidélité à l’œuvre inaugurale fait que l’on n’accède pas au contrechamp (la mère et conductrice) dans ce chapitre 1. Ce n’est que dans le second que l’on découvre Mania (exactement comme dans le premier Ten), le crâne chauve surmonté d’une toque de tissu. Mais Ten + 4 devient autre chose, les angles de vue se multiplient, vers l’avant et l’arrière. Puis la conductrice, affaiblie par la maladie, doit céder le volant, on quitte même l’automobile pour un trajet en téléphérique vers les sommets qui surplombent Téhéran ou une chambre d’hôpital hors d’Iran.
On retrouve dans ces deux films toute la tension spatiale entre le dedans et le dehors si particulière en Iran, ce que l’on éprouvait aussi très fortement dans Téhéran sans autorisation de Sepideh Farsi. Les espaces confinés et clos dans lesquels les personnages se trouvent sont des lieux d’une parole libre, à l’opposé d’un espace public où l’on négocie avec la contrainte et l’interdit en tutoyant ses limites et ses interstices. Par les actes et les paroles, ces espaces protégés sont les lieux de la transgression, notamment lorsqu’une femme évoque sa consommation d’alcool ou qu’une autre, moment magique, chante un poème du sulfureux Omar Khayyam (1048 – 1131) qui écrivit il y a neuf siècles :
Au printemps, je vais quelquefois m’asseoir à la lisière d’un champ fleuri.
Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut.
Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien.
Les protagonistes sont souvent isolés de l’espace public par une fenêtre, celle du restaurant, ou la vitre des véhicules, ce sont aussi des écrans par lesquels on voit défiler le réel. Des moments d’interaction interviennent, inconséquents et triviaux lorsqu’il s’agit d’acheter une broutille à un vendeur ambulant. Mais le réel vient aussi s’inviter pour le pire, le rappel de la loi et de l’autorité sur le corps.
Dans 10 + 4, un bassij à moto (photogramme ci-dessus) vient frapper à la fenêtre pour arrêter le véhicule et infliger une terrible humiliation : « vous êtes un homme ou une femme ? » demande-t-il à Mania. Elle retire sa toque et le milicien repart sans mot dire. Dans 20 Fingers, le couple entame une discussion à propos de l’avortement qui se transforme en une monstrueuse dispute. Moment d’une violence et d’une intensité inouïs. Outrée, elle descend de la moto et s’engouffre dans un taxi. Son mari poursuit le véhicule et, du dehors, frappe aux vitres, sommant le conducteur de s’arrêter, et sa femme de revenir à lui.
Ces deux films de Mania Akbari sont de formidables machines à interroger le corps, son intégrité, notamment – mais pas seulement – face à la maladie, et la féminité. La réalisatrice le fait avec une franchise d’autant plus désarmante et captivante qu’elle est énoncée depuis l’Iran, un pays où la codification de la représentation des enveloppes charnelles est des plus complexes et problématiques : « produire une image du corps humain est, depuis cette époque [la Révolution de 1979], le plus grand interdit culturel, considéré comme un crime devant la loi. » Dans 20 Fingers, au terme d’un périple du couple sur une route enneigée, le véhicule s’arrête, le contact coupé. Écran noir : ne restent plus que l’emballement des respirations, le frottement des vêtements, le bruit d’une ceinture que l’on semble ôter. Puis la parole reprend, comme le retour d’une raison morale qui met brutalement fin à l’étreinte. On comprend que les deux tourtereaux ne sont pas mariés : obéir au désir ? Ou préserver sa dignité – c’est-à-dire sa virginité – aux yeux du corps social. À l’image de cette séquence, Mania Akbari nous transmet deux films captivants sur les tiraillements dont corps et esprits peuvent être le théâtre. Là-bas, tout comme ici et ailleurs.