Bien que remarquée à sa sortie par Nanni Moretti ou Jean-Luc Godard, Close-Up (1990) est loin d’être l’œuvre la plus célébrée d’Abbas Kiarostami. Il s’agit d’ailleurs, et c’est bien triste, d’un film difficile à voir, qui n’a, par exemple, pas bénéficié d’une édition DVD (incompréhensible lacune seulement réparée en janvier 2010). Cet état de fait s’explique peut-être en partie du fait qu’il précède les coups de projecteurs cannois successifs des années suivantes. Quoi qu’il en soit, ce film constitue un joyau éclatant et un bouleversant objet qui fait se percuter le réel et son simulacre avec une puissance rarement atteinte. Close-Up pourrait être un magistral traitement du rapport entre fiction et documentaire, c’est aussi, et surtout, une méditation pleine de sagesse sur la justice.
Au début était le réel
Dans un entretien avec Shahin Parhami en 2004, le cinéaste déclare concevoir et créer ses œuvres « dans l’espoir de matérialiser une pensée, un concept ou une émotion à travers un médium. » Si Kiarostami est un cinéaste, et plus largement un plasticien, usant de dispositifs très nettement réflexifs, cela ne l’empêche pas d’être, si on peut dire, réactif et impulsif lorsque le réel lui offre le déclic. La genèse de Close-Up en est une expression remarquable. Le film naît d’un fait divers pour le moins fascinant. Sabzian abuse des Ahankhah, une famille bourgeoise de Téhéran, en se faisant passer pour le grand cinéaste populaire iranien Mohsen Makhmalbaf. Il pénètre leur sphère intime en faisant croire qu’elle constituera, maison et personnages, la matière de son prochain film. Finalement confondu, l’usurpateur est arrêté. Cette scène, reconstituée, constitue l’ouverture du film. Farazmand, un journaliste du magazine Soruh couvre l’arrestation. C’est par ce biais que Kiarostami prend connaissance de l’affaire, qui l’interpelle fortement.
On peut considérer qu’à partir de la lecture de cet article, Close-Up, dont on dit qu’il fut écrit en quatre jours, existe : le film « est ». Dans sa filmographie, précédente comme suivante, le cinéaste iranien entretient un rapport ténu avec le réel dans lequel il transplante la fiction. L’évocation d’un tremblement de terre dans le Kurdistan iranien fut ainsi le point de départ de Au travers des oliviers. Et que dire de Ten ? Mais Abbas Kiarostami ne pense pas en terme de réalité ou de fiction. Avec patience, il cherche, filme, construit un canevas, un maillage, desquels émergent des moments épiphaniques, une vérité qui n’est pas la sienne, il ne s’agit pas d’en imposer une quelconque, mais celle des personnages et du spectateur, touchés au plus profond d’eux-mêmes. Avec le film dont il est ici question, on peut considérer que Kiarostami donne le vertige aux notions de fiction et de réel, en faisant de la justice, de la société et du cinéma à la fois les sujets et les objets d’une représentation cinématographique.
Chiasme et faux-semblants
L’événement, la supercherie de Sabzian, est une sorte d’envahissement du réel par la fiction. L’imposteur, aux yeux de ses victimes dans un premier temps et peut-être de lui-même, n’est personne d’autre que Mohsen Makhmalbaf. Tout au moins ne peut-il plus se départir du rôle qu’il s’est adjugé et que la famille, en le croyant, lui a accordé. Cette dernière, dont les doutes émergent rapidement, endosse elle-même un rôle en présence du faux Makhmalbaf : celle de la famille abusée, qui bientôt faire semblant de croire. Soit une situation où tout le monde joue et personne n’est soi. D’une certaine manière Kiarostami inverse le rapport en faisant de la fiction, le film lui-même, le lieu du réel, de sa reconstitution. Est ainsi obtenu un chiasme entre ce qui a existé dans le réel et ce qui est rendu sous une forme cinématographique : le réel comme théâtre de la fiction/la fiction comme théâtre du réel.
Mais au-delà, le cinéaste iranien opère une distorsion des principes de réalité et de fiction. Chaque personnage, pas seulement l’imposteur, semble marqué par une hésitation dans son être. Entre ce qu’il est, semble être et/ou rêverait d’être. Par exemple, l’un des fils Ahankhah, ingénieur diplômé au chômage est taraudé par de puissants désirs artistiques. La scène d’ouverture est particulièrement éclairante quant au statut indécis et instable des personnages. À l’avant d’un véhicule se trouvent deux personnes d’âge mûr, l’un conduit, l’autre tient une mallette sur ses genoux. Le passager est le journaliste alors que le conducteur lui attribuait les traits d’un inspecteur. Quant au chauffeur, il ne l’est point, enfin si, disons qu’il s’agit là d’un ancien colonel de l’armée faisant office de taxi… Quant aux deux militaires qui se tiennent à l’arrière, lorsque la conversation s’engage avec le conducteur, ces tenants de l’ordre deviennent des figures infantilisées, presque timorées, fragiles et touchantes. Close-Up s’impose dès lors comme une œuvre pleine d’aspérités et de chausse-trappes, le réel et la fiction sont des valeurs mouvantes. Ces personnages s’incarnent eux-même, en se prenant en charge dans la reconstitution, et cela en contenant cette sorte de relativité entre le fait d’être, de paraître et de sembler.
Un cinéma de la discontinuité et du dévoilement
Si Close-Up parvient au dépassement de la simple confrontation réel-fiction, c’est en entretenant une ambiguïté désarçonnante quant au statut de l’image. Kiarostami pousse à son point extrême la logique de son cinéma marqué par une illusion de la continuité (temporelle, spatiale). Ce principe trouve ici une expression puissante en faisant intervenir un dispositif discontinu et plusieurs statuts de l’image. Ceux-ci ne sont pas signalés d’un point de vue narratif, ni toujours visibles à l’écran. On peut les répartir comme suit (à signaler qu’un précieux découpage du film est disponible sur le lien suivant : http://www.ailesdudesir.com/revue/revue11sup.htm) :
1) La « reconstitution de l’affaire » (quatre séquences). Une sorte d’objectivité, évidemment fausse, est obtenue grâce à un puissant effet de réel. Kiarostami, parvenu à l’accord de tous les protagonistes, fait ainsi rejouer les faits. À l’exception de la scène finale, ces segments sont les plus longs et les plus proches de la forme kiarostamienne (durée, fixité du plan ou lenteur des mouvements de caméra). À signaler aussi que la séquence 3 fonctionne de manière symétrique avec la 1, il s’agit alors des deux mêmes, à partir de deux points de vue : l’arrestation de Sabzian de l’extérieur (première séquence, ouverture) puis de l’intérieur (troisième).
2) Le « film enquête » (quatre séquences). Le cinéaste se trouve derrière la caméra, en position d’interrogateur (des policiers, la famille Ahankhah, les autorités judiciaires), toujours hors champ sauf quand il apparaît de dos lors de sa visite à Sabzian emprisonné. On se trouve alors dans le réel, on pourrait attribuer à ces séquences le qualificatif de « documentaire ».
3) Le « procès » (trois séquences). Le statut de l’image est duel puisque le vrai procès fut filmé et des scènes rejouées ont été ajoutées, on navigue, par un système de raccords, non signalés (sauf un « clap », lui bien visible), si ce n’est quelques indices, d’un statut à l’autre au sein d’une même séquence.
4) Le « réel provoqué » (une prise unique « en direct »). Il s’agit de la libération de Sabzian attendu devant la prison par le « vrai » Makhmalbaf. Filmée depuis un camion, le son est haché en raison d’un souci technique et la caméra, masquée par un réel non maîtrisé, perd parfois les « deux » Makhmalbaf qui déambulent en moto parmi l’intense trafic de Téhéran.
Du point de vue du spectateur, Close-Up est ainsi largement basé sur cette incertitude quant aux statuts de l’image. Si cette manière de naviguer entre le réel et son simulacre, de les faire dialoguer, s’avère déstabilisante, le cinéaste parvient ainsi à un éclatement de la logique de l’un comme de l’autre. Comme si l’on se trouvait non plus face à une image, mais face au cinéma lui-même, dans sa toute puissance.
Avec un tel pouvoir, le tour de force de Kiarostami est de n’être ni abusif ou exclusif, mais de convier chacun à une réflexion dont il aurait proposé, avec sagesse, malice et bienveillance, les possibles chemins. De ceux qu’il aime imprimer sur pellicules, cinématographiques ou photographiques. Car le sujet de Close-Up ne se limite pas à un exercice de style autour de la question du rapport documentaire-fiction. Le film est en l’occurrence une méditation sur la justice. Kiarostami en fait, par l’intervention du medium cinématographique, un principe moral. Deux instances de jugement cohabitent ici, face auxquelles l’imposteur propose la justification de sa supercherie : le juge et la caméra. Et si le premier condamne Sabzian, avec une certaine clémence d’ailleurs, la seconde lui offre la liberté, dont celle de pouvoir apporter une justification de son acte, ainsi qu’une forme de réhabilitation. Le cinéma ne peut être que le seul juge de cette affaire, car la valeur accordée à l’acte de Sabzian est dépendante de celle que l’on accorde au cinéma, et au-delà, à l’art.