Quelques mots sur un cinéaste décomplexé, à partir de The Last Communist : A Semi-Musical Documentary ; 18 MP ; Village People Radio Show. Ces films sont actuellement diffusés dans le cadre du festival du Cinéma du Réel.
Après Lav Diaz, voici un second documentariste de l’Asie du Sud-Est qui parvient à s’entretenir avec l’Histoire par détournement. Amir Muhammad nous convie à ressaisir le passé colonialiste et politique de la Malaisie en usant d’une posture extrêmement sérieuse et qui force l’admiration : il s’agit d’interroger le réel par le forceps du jeu. Le retourner pour mieux l’appréhender, en rire pour mieux l’étreindre. C’est ainsi que dans ces trois films, Amir Muhammad convoque l’amateurisme – et transforme une caractéristique formelle en effet de genre. C’est une façon pour le cinéaste de légitimer aussi son propre regard : « Cette posture de l’amateurisme me permet d’avoir une plus grande marge d’erreur. » Nous sommes au cœur de ce que le documentaire fait de plus subtil : entrebâiller les plans, les entrouvrir, les laisser battre pour y glisser un principe d’incertitude, et ainsi, par ce biais, laisser advenir l’incident qui infléchira le discours et lui fera porter quelque chose de plus fort et de moins maîtrisé. Se définir comme amateur, c’est évidemment relever une gageure cinématographique, et défier la critique qui sera faite à son film car le véritable amateurisme ne se censure pas. Dès lors, on ne serait pas étonné qu’Amir, le facétieux, nous révèle un jour son secret – et nous confie dans une entourloupe gentille qu’en réalité « il n’est pas un cinéaste amateur, mais plutôt un véritable amateur de cinéma ». On en conviendrait aussitôt tant l’amour du cinéma est visible dans les plans de ce farceur volubile et joueur qui convoque l’artillerie lourde du registre comique – et même du plus désuet : séquences chantées et chorégraphiées dans The Last Communist ; interventions ironiques ; détournement des motifs et des clichés ; effets de montage : ruptures, raccourcis, renvois. Tous les moyens sont bons pour imposer sa voix : images saturées, accélérés, split-screen, jump-cuts, faux raccords etc. Mais surtout, ces procédés sont mis à l’œuvre de façon si décomplexée, qu’ils s’en trouvent anoblis – l’humour est roi dans les films d’Amir Muhammad.
Cette ligne de conduite, érigée en ligne de force, se décline bientôt en une poétique du regard qui scrute les travers de la société malaisienne et débusque ses non-dits. Amir Muhammad relève les zones d’ombre de l’histoire de son pays et les retourne aussitôt, grâce au principe de désamorçage comique qui est à l’œuvre. On se remercie de ce cinéaste qui ne cherche pas à démontrer en imposant un point de vue. Son geste cinématographique appartient à celui des cinéastes qui dévisage une société plus qu’il ne la juge, qui l’examine et la scrute plus qu’il ne la condamne. Amir Muhammad envisage l’angle mort de la société malaisienne – et son cinéma rend deux fois compte de ce qu’elle a enseveli. D’abord par les sujets qu’il aborde – dans The Last Communist, Chin Peng : la figure majeure du communisme malaisien ; dans Village People Radio Show, les souvenirs de la guérilla d’anciens communistes ; dans 18 MP, l’histoire de The Last Communist censuré par une commission de politiciens. Trois sujets ensevelis par la société malaisienne, enfoncés dans les strates de son histoire. Mais Amir Muhammad rend compte de cet ensevelissement d’une façon encore plus ingénieuse, et qui appartient à la construction formelle de son œuvre : il évoque des sujets qu’il fait disparaître de l’image. Dans les deux premiers films cités, aucune image d’archives n’apparaîtra à l’écran, pas même le portrait de l’ex-secrétaire général du parti communiste. Dans 18 MP, le principe d’ensevelissement est encore plus subtil : deux images du générique (celle du début et celle de fin) de The Last Communist stimulent le spectateur à envisager le film censuré et combler son absence. Dans ce dernier cas, la disparition procède d’un évidement pur et simple – tour de force du non-dit, sans doute une des plus belles démonstrations de censure qu’il nous ait été donnée de voir. C’est dans ce creux, entre la présent et le passé, entre le visible et le caché, que le cinéaste impose sa voix et parvient à conjurer avec audace les travers du film politique militant et démonstratif. Chez Amir Muhammad, le politique se constate dans le présent : c’est ainsi qu’il faut comprendre le va-et-vient incessant qui s’effectue entre l’évocation parlé du passé, et sa mise au pli, dans les images d’un quotidien neutre et sans profondes aspérités. Ce face à face entre le souvenir et le présent fonctionne comme le revers cruel des effets comiques qui se développent d’autres parts, car le cinéaste interroge par ce biais l’illusion politique, la pérennité des idéologies, et leur survivance à bout de souffle dans le système malaisien : « Concernant la Malaisie, le communisme est un mouvement politique qui a eu du sens et de l’intérêt à un moment donné de notre histoire, aujourd’hui je ne pense pas que ça soit encore le cas. » On aura compris que la démarche d’Amir Muhammad n’est jamais partisane, résolument libre : « Aucun des deux camps n’a aimé The Last Communist : ni les communistes qui n’approuvaient pas le traitement que je faisais de la figure de Chin Peng, ni le gouvernement nationaliste qui a censuré le film. Concernant Chin Peng, toujours exilé en Thaïlande, il a pu voir le film, mais il ne l’a pas apprécié. »
Chez Amir Muhammad, le monde est un spectacle vivant qui devient un motif engagé, un axe qui charpente la mise en scène, une façon de dire le réel et l’image qu’elle renvoie de nous : pièce radiophonique thaï d’une adaptation de Conte d’hiver de Shakespeare dans laquelle un roi se comporte en despote ; scène d’un combat de coqs ; saynètes chantées qui font l’apologie ironique du nationalisme et évoquent la grandeur du commerce et des armes. Dans ces spectacles s’envisage toujours l’illustration d’un rapport de force. C’est cette tyrannie du pouvoir et de la violence qui se développe dans les films d’Amir Muhammad. Un cinéma pacifique face à leurs armes – tandis qu’un homme reste seul pour avoir osé énoncer la complexité du réel, pour avoir eu l’intelligence d’écouter le monde, notre Histoire, nos contradictions funestes et nos disparités. La marche vers la vérité se paye cher.