Le 30e festival international du Cinéma du réel proposait, comme à son habitude, une programmation d’une grande densité avec 273 films. Les salles bien garnies ont démontré le dynamisme et le succès du cinéma documentaire. La sélection et les rétrospectives se mettaient à l’écoute du réel selon des démarches d’une grande variété, où la « fiction » et le « je » tiennent une place non négligeable. Lieux, mémoires, groupes et individus sont sondés et forment, fragments par fragments, une architecture incertaine d’un monde qui ne l’est pas moins.
Une sélection tournée vers les lieux et les mémoires des êtres
(par Arnaud Hée et Camille Pollas)
Lorsque Marie-Pierre Duhamel-Müller, en évoquant la sélection 2008 du festival Cinéma du Réel, considère que le documentaire doit être le révélateur du « bruissement des relations entre le monde et le cinéma », on ne peut que donner raison aux choix de cette année qui fut dominée par le mouvement des êtres, des mémoires et des lieux, selon une dynamique où le centrifuge et le centripète cohabitent jusqu’au sein des films. Cohabitation aussi de démarches documentaires extrêmement variées entre une forme « reportage » plus ou moins renouvelée et une forme « cinématographique » plus ambitieuse, notamment d’un point de vue plastique et narratif. Présence affirmée aussi d’un cinéma à la première personne, ce qui ne garantit pas les réussites les plus éclatantes. Car la cuvée 2008 n’a pas été sans quelques faiblesses, pas seulement dans la sélection française.
De la logique du palmarès, ou presque
Le jury a distribué assez indiscutablement le Grand Prix du long-métrage et le Prix du court-métrage à Holunderblüte de l’Allemand Volker Koepp et à Minot, North Dakota (États-Unis, Autriche) de Cynthia Madansky et Angelika Brudniak. La récompense de ces œuvres remarquables marque le fait que le jury a penché nettement, et logiquement, du côté de l’ambition et de la maîtrise artistiques. Volker Koepp et Holunderblüte étaient attendus, ils n’ont pas déçu. Né à Scezecin en 1944, ville alors allemande (aujourd’hui polonaise), puis formé en RDA où ses premiers films ne furent jamais visibles, le cinéaste porte volontiers son regard vers l’Est et l’histoire du XXe siècle. C’était par exemple le cas en 2001 avec Herr Zwilling und Frau Zuckermann, un documentaire sur deux Juifs ukrainiens rescapés du génocide perpétré par les Nazis. Le film présenté cette année se déroule dans l’Oblast (province) de Kaliningrad, ancienne Prusse-Orientale, hier enclave soviétique devenue russe, coincée entre la Pologne et la Lituanie, vestige des vicissitudes de l’histoire en général et de la Deuxième Guerre Mondiale en particulier. Holunderblüte est d’une beauté visuelle époustouflante qui pourrait rimer avec esthétisme vain si elle n’était pas au service d’un questionnement profond des temporalités et des individus, ici la jeunesse rurale, puisqu’il ne sera jamais question de la ville de Kaliningrad. Collant au rythme des quatre saisons, Volker Koepp saisit visages enfantins et paysages, lumières rasantes d’hiver et ciels chargés d’été. Les enfants évoquent leur présent, leurs désirs et leur futur. La présence d’adultes en pointillé, par la voix ou l’image, sera toujours synonyme d’une forme de violence, plus ou moins explicite. Et lorsque le langage s’épuise, le réalisateur prolonge quelques plans sur des faciès devenus silencieux, gravité et légèreté s’y côtoient, moments de cinéma un peu magiques. Les enfants et leur environnement sont constamment mis en relation, c’est ainsi qu’intervient la contradiction entre cette projection vers l’avenir et cette terre qui n’en a guère, où d’ailleurs la nature reprend ses droits. Notamment les cigognes et la végétation qui investissent une église en ruine. On pourrait reprocher à Volker Koepp de magnifier ce qui se présente à sa caméra, mais sa démarche est autre et même contraire : elle rend dignité et justice à des enfants oubliés.
Minot est, comme l’indique le titre du film, une petite ville du Dakota du Nord, contrée perdue située au Nord des grandes plaines des États-Unis. Pourquoi s’y intéresser ? Il se trouve que ce coin tranquille de la bouillonnante Amérique dispose en son sous-sol de quelque 150 missiles nucléaires. Les voix-off des habitants s’empilent pour évoquer l’inquiétude, la complicité plus ou moins assumée (beaucoup d’habitants travaillent pour l’armée), l’acceptation résignée ou bien la révolte. Le traitement de l’image, basé sur l’horizontalité à coup de longs travellings faisant la part belle aux paysages, crée une superbe tension en réponse à l’invisible verticalité des engins dévastateurs. Cynthia Madansky et Angelika Brudniak insistent sur le vide et la dévitalisation d’espaces désolés. En jouant sur les contrastes et les couleurs du numérique, elles composent, utilisant à merveille les vastes étendues planes, des successions de bandes horizontales, citations potentielles de la peinture de Mark Rothko. À une seule reprise, la verticalité est présente à l’écran. Un adolescent saute longuement sur un trampoline dans un jardin, et ce n’est pas sans être saisi par une angoisse peu contrôlable qu’on le voit sauter au sol au terme de ses acrobaties. La composition de la harpiste Zina Parkins vient parfaire la dimension hypnotique de Minot, North Dakota, dense et superbe variation visuelle, musicale et chorale sur le thème de la relation des êtres avec leur espace.
Prix de la SCAM ex-æquo avec Qian Men Qian, Invisible City reconstruit Singapour. Il ne s’agit pas pour le cinéaste Tan Pin Pin de faire d’une ville un portrait photographique, elle apparaît plutôt comme une toile de Vieira da Silva : miroitement des tons et fragmentation du regard. Des hommes et des femmes, au cœur ou loin de la ville qu’on ne verra jamais, témoignent en se racontant. Entre autres, d’anciens militants politiques, un archéologue, une vieille photographe anglaise… Aucun conflit. Certains n’apparaissent qu’une fois, d’autres reviennent régulièrement. Tan Pin Pin ne les oppose pas les uns aux autres. Ils sont tous une part de Singapour. C’est d’abord ce respect de celui qui reçoit plus qu’il ne prend avec sa caméra qui fait le charme du film et permet une telle structure. Le film agit comme la mémoire, il organise et replace les informations reçues, fragmente et reconstruit. Mais la grandeur du cinéaste est d’embrasser plus que ces histoires, il s’attache au futur, c’est-à-dire à la transmission de cette mémoire. Captation magnifique des mouvements du temps. C’est ici que le dispositif épouse parfaitement le récit. La plupart des scènes est mise à distance à travers un auditeur, humain ou non. L’homme qui refilme en numérique ses bobines de 16mm, archives médicales réalisées dans les environs de Singapour en 1950, ne raconte rien d’autres que ce besoin de transmettre, de garder sa mémoire. Terrible ironie, lorsque Tan Pin Pin le rencontre, il sort d’une opération au cerveau qui lui crée des absences et trous de mémoire. Un autre homme raconte les tortures que lui a fait subir l’armée japonaise lorsqu’il était jeune. Il n’est pas filmé directement mais lorsqu’il s’entretient avec une journaliste japonaise, elle-même troublée malgré son habitude du témoignage des atrocités commises par son pays. Plus tard, alors qu’un plan enregistre le récit qu’un vieil homme fait à un étudiant, la caméra recule soudain jusqu’à ne plus permettre d’entendre le dialogue. En un mouvement, le cinéaste passe de la mémoire à sa transmission. Superbe utilisation du langage cinématographique pour mettre sur un même plan le matériel et l’immatériel, les traces physiques de l’histoire et sa transmission par l’oralité.
La Frontera Infinita, qui a obtenu le prix Joris Ivens (90 minutes, Mexique, 2007), contient les mêmes défauts qu’une partie des films des deux compétitions : leur puissance est combattue par leur longueur. Juan Manuel Sepúlveda filme l’exode constant des milliers de migrants qui traversent l’Amérique Centrale en rêvant aux États-Unis. Esthétisants sans excès, les plans montrent le mur de la frontière mexicaine, une voix off s’interroge sur l’utilité de préciser un lieu et une date tant les scènes qui s’y déroulent sont universelles. Et peu à peu, les migrants en transit qui multiplient les essais, captés pudiquement, ne se situent plus géographiquement. Honduras, Guatemala, Mexique, partout les mêmes paysages d’Hommes qui attendent le départ des trains de marchandise, devenu le seul repère vers le nord. Cette déterritorialisation accompagne leur état de fantôme apatrides, trop loin pour faire demi-tour et presque sûr de finir expulsés. La « migra » les traque partout, les pays n’ont plus d’importance, la frontière devient un objectif fiévreux et irraisonné, la vie une fuite monotone et résignée. Mais peu à peu la force de ces personnages dont les origines et les situations sont remises à plat, se perd dans l’étirement du film. Les scènes, toutes belles, se succèdent sans impression d’agencement. La Frontera Infinita atteint ses limites dans cette longueur, les hommes finissent par rejoindre le concept de « migrant » quand la perte volontaire de tous repères n’a déjà plus d’effets à force de répétitions.
Podul de Flori, prix des bibliothèques, consacre encore un peu plus la Roumanie dans son retour cinématographique. En Moldavie, une famille vit au jour le jour, durement mais sans qu’on puisse parler de misère. Leur particularité : les enfants sont élevés seuls par leur père, la mère vit et travaille en Italie. Podul de Flori – et cela n’apparaît pas dans le catalogue de cinéma du Réel – est un documentaire sur base fictionnelle ; invitation à une redéfinition du documentaire. Filmé en 35mm avec plusieurs caméras, la vie de cette famille, si elle documente, déstabilise par son enregistrement : champs contre-champs, répétitions à l’outrance d’infimes rituels : le doute sur la nature du film peut déranger le spectateur. Au-delà, Podul de flori est un beau film sur les difficultés d’être père lorsqu’on occupe plusieurs places, dont celle de la mère. Celui-ci est un personnage exubérant qui aime à jouer son rôle et prend parfois trop de place, centre gueulard et triste autour duquel tournoient ses attachants enfants et le poids d’une femme absente.
Chassés-croisés du réel
Le jury a aussi mentionné au palmarès les longs métrages San de Du Haibin (Chine) et Wollis Paradies de Gerd Kroske (Allemagne). Ce dernier est le portrait de Wolfgang Köhler, un homme qui ne quitte plus guère son appartement devenu le jardin de ses souvenirs et de sa superbe, sinon, dit-il, il mordrait les indigènes de sa banlieue proprette de Hambourg. On comprend peu à peu que « Wolli » est un réfugié à plusieurs titres. De RDA, utopie à laquelle il tourne rapidement le dos sans renier le marxisme. Réfugié aussi des années 1970, époque où il fréquente les trips indiens de Goa et fut patron dans la banlieue de ce port hanséatique de RFA d’un cinéma porno et d’un bordel, qu’il aurait souhaité socialiste. Le personnage se dit script et acteur mais pas réalisateur de son existence. Le film se termine par un impressionnant regard caméra. Parmi la sélection, de nombreux films de longs et moyens-métrages parviennent difficilement à tenir la distance sur la durée. Pour contredire cette idée, on pense aux deux regards portés sur l’Afrique que constituent Barcelone ou la mort d’Idrissa Guiro (France) et Glorious Exit de Kevin Merz (Suisse). L’un et l’autre sont marqués par des dynamiques contradictoires de départ et de retour, volontaires, forcés ou bien suscitées par les circonstances. Les deux films s’organisent comme un chassé-croisé des identités ou des aspirations. Ils placent les personnages dans des situations de doute et de flottement, entre être ici et ailleurs. Dans Glorious Exit, il s’agit, pour le comédien métis installé à Los Angeles, rappelé au Nigéria par la mort d’un père peu connu, d’appartenir ou non à cette civilisation. Les deux principaux personnages de Barcelone ou la mort incarnent la question du bien-fondé du choix de partir en clandestin sur une pirogue ou de revenir pour fonder une école.
C’est au sein des œuvres de court-métrages que quantité et qualité se sont davantage retrouvées, la compétition y a sans doute été plus disputée. Dans les quatre plans de Moujarad Raiha, le Libanais Maher Abi Samra saisit, lors de l’été 2006, toute la désolation de la guerre, de ses conséquences, au Liban en l’occurrence. Il en fait une expérience visuelle, mais aussi sensorielle en ne retenant sur la bande son, évacuant le chaos, que quelques détails, qu’il mêle à un discret son fabriqué. Par le biais de quelques mots en exergue, il convoque aussi l’odeur de la guerre et de la mort qui n’impressionne pas la pellicule. Dans la même région du monde, le vidéaste britannique John Smith livre, depuis deux chambres d’hôtel, avec Dirty Pictures une brillante et sarcastique réflexion indignée sur la représentation et le point de vue à propos du conflit israélo-palestinien. Côté français, Water Buffalo de Christelle Lheureux met en scène la mémoire de la guerre du Viêt-Nam en reliant constamment, par un jeu maîtrisé de champ contre-champ visuel et sonore, le présent par un réel très joué et le passé par l’intermédiaire d’une fiction populaire ayant deux enfants pour protagonistes.
« Americana » : en toute subjectivité
(par Arnaud Hée, avec la participation de Fabien Reyre)
En cette année où notre pays fête les 40 ans de son Mai, fallait-il voir dans la programmation de cette thématique « Americana » un subtil clin d’œil un brin provocateur aux pourfendeurs de « 68 » et de son héritage qui peuplent la terre de France ? Quoi qu’il en soit, c’est toute l’époque d’une société et d’un cinéma américain que retraçait cette rétrospective extrêmement riche. L’invention, la colère et l’anticonformisme atteignent ici aussi bien la vie que le cinéma. Il est remarquable d’observer la multiplicité des démarches et des objets. Le réel cohabite avec son simulacre, un cinéma à plusieurs mains au cœur des luttes sociales côtoie le « home-movie » plaçant l’individu ou des groupes réduits au centre de ses attentions. Les différences de dispositifs sont donc évidents. Alors que les films Newsreel ou The Film Group (Mike Gray, Howard Alk) mettent le collectif à l’honneur, chez Shirley Clarke et Jim McBride, auxquels le festival rendait hommage, le projet cinématographique est clairement individualisé. Mais au-delà des apparences, une constante : s’approprier le cinéma pour sonder l’Amérique, le monde et la vie.
Entre insurrection cinématographique…
Né en 1966 avec Troublemakers, le collectif Newsreel est une émanation quasi logique de l’émulation et des désirs de l’époque. Le cinéma direct a alors quelques années, mais il s’agit ici de s’écarter de la vision des media dominants, et de marier production médiatique et mouvements sociaux : le poing levé, la caméra 16mm au bout de celui-ci. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’époque est généreuse : lutte pour les droits civiques, affirmation des Black Panthers ou protestations contre la guerre au Viêt-Nam. À ce titre, le rassemblement devant le Pentagone en octobre 1967 a valeur de moment fondateur cathartique pour la dissidence politique. Les films Newsreel s’avèrent le portrait de cette Amérique et de ces années.
Avec son générique godardien et les déflagrations du titrage, on se dit que ce cinéma et No Game (1967) ne viennent pas de nulle part. L’image ici épouse la révolte, la caméra circule parmi les manifestants, voix-off et son-in alternent. Les heurts avec les forces de l’ordre sont un passage obligé. Les membres de la MP (Military Policy), avec leurs casques inquiétants, sont clairement assimilés au fascisme. Quelques vues aériennes de bombardements au Viêt-Nam s’intercalent. Amerika (1969), avec un ton assez proche, opère une sorte de débriefing en montrant l’opposition à cette même guerre dans le monde. La masse du rassemblement est davantage atomisée et le rapport avec la caméra s’individualise parfois (gros plans, interview). Columbia Revolt (1968) retrace la lutte des étudiants, essentiellement blancs (of course), de l’université new-yorkaise contre l’exploitation de la communauté noire de Harlem. Le film s’organise chronologiquement par segments. Le premier est composé de calmes plans qui balaient les locaux vides et la prestigieuse architecture. L’occupation des locaux donne lieu à une utopie collectiviste festive à base de musiques planantes et de danses suspendues. Puis des photogrammes se substituent à l’image en mouvement lorsque les affrontements éclatent avec la MP. Deux plans issus de No Game et Columbia Revolt pourraient à eux seuls nourrir une réflexion sur l’engagement et ses contradictions. Dans chacun d’eux, un noir est placé dans la position de l’oppresseur. Dans le premier, il contrôle les étudiants lors de la reprise des cours à Columbia. Dans No Game, avec une perturbante durée en plus, un policier noir observe la nuée de manifestants, quelques minutes auparavant on découvrait toute une littérature Black Panthers sur une table. Un visage non sans inquiétude auquel il est impossible de ne pas prêter des sentiments ambivalents.
… et cinéma de l’intime
En une fulgurante trilogie, Jim McBride propose un regard qui nourrira toute la diversité du cinéma à la première personne, de Chantal Akerman à Nanni Moretti en passant par Avi Mograbi ou Jonathan Caouette et son Tarnation. Il s’agit d’abord d’un cinéma réflexif, de la transparence. « Ceci est un film » semble-t-on nous dire. Chacune des trois oeuvres passe par une explication de la démarche et du dispositif. Le matériel est présenté comme autant de personnages et même d’amis : le nagra (surnommé « Nag’ »), le micro et la caméra éclair (l’amie parmi les amis). Lorsque la batterie est déchargée, le montage ne vient pas combler le noir et on entend le « cut » du cinéaste. Dans My Girlfriend’s Wedding, le personnage féminin, après s’être présenté, se saisit d’une plaque réfléchissante et présente le contre champ à l’image : la caméra, un filmeur et un preneur de son.
David Holzman’s Diary (1967) part de l’adage godardien « le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde », mais se remplit pourtant de fiction. Une affiche de Suspicion d’Alfred Hitchcock se trouve régulièrement dans le champ et Jim McBride rejoue le dispositif voyeuriste de Rear Window en lorgnant du côté de la voisine d’en face. De même, David Holzman n’est pas un personnage de la réalité mais un acteur (splendide L.M. Kit Carson, le futur scénariste de Paris, Texas). S’opèrent en fait d’incessants déplacements entre la fiction et le réel. Deux longs travellings captent les façades de brique puis, plus tard, des visages tout droit sortis de la photographie documentaire américaine de cette époque. Entre temps, la caméra poursuit une jeune femme dans le métro dans une véritable scène de thriller. Le film est autant une déclaration d’amour au cinéma vérité qu’une moquerie burlesque et brillante. Ainsi, alors que le dispositif et le personnage sont en crise, les mots fusent en direction de la caméra : « Qu’est-ce que tu veux ? Tu ne me montres rien qui veuille dire quelque chose ! » Ludique et abyssal, David Holzman’s Diary est un évident jalon cinématographique du questionnement du réel par la fiction, et inversement.
My Girlfriend’s Wedding (1969) et Pictures From Life’s Other Side (1971), tout en gardant le ton du précédent, prennent davantage la forme « classique » du « home-movie » et la présence du cinéaste n’est plus médiatisée puisqu’il est régulièrement présent à l’image. Disparition des comédiens, place aux personnages du réel. Plus que de pousser jusqu’à l’aporie la logique du cinéma vérité, il convient ici de faire entrer la vie et de réinventer les mœurs. En ce sens, ces deux films, pourtant centrés sur des cellules réduites (individu, famille), donnent plus de résonances à cette époque de tous les possibles, où il s’agit de tout réinventer. My Girlfriend’s Wedding évoque le mariage blanc de Clarissa, la petite amie britannique de Jim, venue aux États-Unis pour faire la révolution. Ce portrait de femme affranchie se termine par une échappée où éclate le dispositif jusqu’ici plutôt statique pour aboutir au déplacement : travellings depuis la voiture et montage-collage au rythme de la musique. Pictures From Life’s Other Side reprend cette forme du road-movie puisqu’il s’agit pour cette équipée (Jim, Clarissa enceinte et le fils de 10 ans de cette dernière) de traverser le pays. Il s’agit d’un film à plusieurs voix et à plusieurs mains, les instruments y circulent entre les différents protagonistes. Le jeune garçon ira même jusqu’à filmer une étreinte du couple nu. Œuvre centrée sur la cellule familiale, elle tourne le dos à l’idée de portraiturer les États-Unis perceptibles seulement par le biais de snacks et de cartes postales. Mais de l’intime surgit le monde. Dans un même plan, par un jeu de reflet sur l’écran de télévision : des images du Viêt-Nam et la chambre d’un motel perdu.
Pour une histoire de la « vue » : figures du tourisme
(par Camille Pollas)
Consacrer une – large – rétrospective au tourisme et à la vue, qu’il s’agisse de retranscrire purement un lieu ou de jouer de sa captation et de sa projection, exige un immense et fulgurant voyage des racines du cinéma au monde médiatique actuel. Découpé en programmes stricts qui circonscrivent le champ de la rétrospective, « Figures du tourisme » permet de lancer des pistes de réflexion entre passé et présent, d’en survoler le tracé et d’éclairer l’avenir. Plusieurs films en compétitions prolongent d’ailleurs ce questionnement, comme C’est beau les vacances ou Invisible City.
Le tourisme, initialement réservé à peu, trouva dans le cinéma un moyen de venir aux « sans vacances ». Après les premiers éclats des vues Lumière captées (et déjà bien mises en scène) en France, les opérateurs parcourent le monde pour revenir chargés d’un nouveau trésor : l’ailleurs. Burton Holmes invente le terme de « travelogue » pour désigner le spectacle d’images commentées en direct. Il s’agit surtout d’offrir le monde aux regards occidentaux, principalement avec la distance du colon. Le début du siècle regorge d’exemples révélateurs du goût pour la conservation des mythes du bon sauvage et des coupeurs de têtes. Il faudra du temps pour que l’indigène acquiert un statut d’homme, pour que l’œilleton occidental passe en contre-plongée et repense sa place.
La rétrospective ne suit pas directement l’évolution de cette relation, repart dans d’autres directions. Chacun peut déjà relier souvenirs et films vus à son image du tourisme et du voyage. Il devient rare aujourd’hui de concevoir le tourisme comme un unique type d’activité. Qu’importe le lieu vive la démarche : Club Med ou gîte rurale, les publics ne se mélangent pas. Mais l’ailleurs devenu proche, on le décline aussi sur plusieurs modes : solidaire, équitable, humanitaire. Tout pour ne plus ressembler à un touriste. Les catégories se déplacent et se reconstruisent vite. Les cinéastes – ce n’était pas les seuls – avaient amorcé le mouvement, avec beaucoup d’avance. Les années 1970 amenaient une génération fiévreuse et avide de changements, politiques et artistiques. Les caméras 16 mm se portaient à l’épaule, la nouvelle vague s’était exportée et donc les moyens de tourner sans beaucoup d’argent et en équipe réduite. À cette époque, penser l’ailleurs s’accompagne d’un voyage physique et presque intime pour filmer autrement. La vue ne suffit plus, tout a été montré ou presque, la réflexion peut commencer. Filmer le même lieu pour dire autre chose, des volontés de « démettre en scène », beaux sentiments et idéaux. Mais le voyage c’est aussi subir l’assaut d’un lieu, ressentir sa puissance ; pour un cinéaste mettre en danger sa place. L’objectif d’un film peut être remis en cause… D’où la fascination des cinéastes pour le voyage et les voyageurs, pour l’indigène et le touriste, entre révéler au monde et se révéler par le monde.
Distance
C’est sans distance que certains travelogues ou O Dreamland (Lindsay Anderson, 1953, 12 min.) montrent des parcs d’attraction. Mais la représentation du monde est déjà mise en abîme. Parcs et cinéma, deux spectacles pour un même lointain. Si capter la représentation et ceux qui y déambulent est déjà placer le spectateur à distance, l’élever plus haut que les touristes, des artistes vont désormais plus loin en reprenant des principes de vues du monde pour les pervertir. Jia Zhang-ke avait investi le World Park à Beijing en 2004, Cheng Xiaoxing reproduit le principe sans y ajouter de nouveauté dans Somewhere 5 – 6. Robert Arnold reconstruit les États-Unis comme histoire et géographie en mettant à la suite des séries de cartes postales. Double rebond sur les clichés : affirmer l’image d’un territoire en se basant sur ses représentations et prendre à revers la filiation de Burton Holmes, tradition cinématographique dont les États-Unis ont été (et sont toujours pour une part d’Hollywood) friands.
Grand alchimiste du cinéma, Luc Moullet a su mélanger la dénonciation avec le film touristique pour revaloriser les terrils du nord de la France dans La Cabale des oursins (1990). Cette fois, l’ailleurs n’est plus parqué, ses richesses sont cachées sous nos yeux, les terrils du nord sont des joyaux méprisés que Moullet extrait dans les friches industrielles pour en révéler les splendeurs. La Cabale des oursins renvoie à des travelogues modernes dont les conférenciers ont été remplacés par quelques lignes de texte : affiches de pub géantes, pages de rêves et phrases d’accroche…
Détournements
Suite du cinéaste en voyage, où la distanciation peut aussi avoir pour but la condamnation, ici d’une certaine tendance du tourisme. Sans apercevoir de modèle comparable au travail de Laurent Cantet dans Vers le sud où les touristes portent déjà l’amertume et les séquelles de leurs dérives, « Figures du tourisme » met plutôt en valeur – à l’exception du réalisateur John Marshall – des films produits par des pays visités. Plus vif et révolté, c’est l’indigène – par opposition au touriste – qui adopte la caméra comme arme de poing, qu’il ait voyagé, où qu’il s’approprie le cinéma selon les filtres de l’éloignement. C’est ce que faisait à la fin des années 1970 un petit groupe de colombiens, visiblement marqués par le cinéma Novo et les principes d’action de la nouvelle vague actualisée par les « cinéastes-vérité » d’Amérique du nord. Voyage… Luis Ospina explique à propos d’Agarrando Pueblo (1977) avoir été très influencé par David Holzman’s Diary (Jim McBride, 1967) à travers la presse et le bouche-à-oreille, aucune copie n’étant parvenue en Colombie. Le film de McBride, faux journal intime filmé, était précurseur d’une riche veine de films autobiographiques. Mais Agarrando Pueblo ne souffre pas de son aîné, il attaque avec une violence maîtrisée le spectacle de la misère et ceux qui l’orchestrent. Sous la forme d’un faux documentaire montrant une équipe de tournage courant les rues colombiennes avec une liste de déshérités à capt(ur)er, ils volent littéralement des images pour les offrir au monde. Alternant scènes réelles et fictionnelles, Ospina critique le cinéma par l’écran en même temps que le tourisme de la misère. Trente ans plus tard, l’image est toujours au cœur de la même misère, l’ambiguïté demeure entre voyeurisme du spectateur et recherche du tapage par une très large part des media audiovisuels. Le cinéma de réaction s’adapte, rebondit sur les nouveaux supports, ce qui ramène à un autre voyageur-rageur : De Palma et son récent Redacted.
La distanciation du regard touristique n’est pas la seule réaction possible. Des cinéastes se laissent bercer par les situations, regardent l’objectif plutôt que l’œilleton. De McBride à Cabrera en passant par les vidéos des blogs de voyageurs, le film autobiographique regroupe bricoleurs et cinéastes de tous poils. John Smith, dans un de ses Hotel Diaries, assure au spectateur tout l’intérêt de regarder son film puisqu’il est « un des plus célèbres réalisateurs de films expérimentaux au monde ». La voix grave et chaude accompagne la petite caméra numérique qui filme son reflet dans un miroir puis descend vers le catalogue du festival (Rotterdam) qui l’a fait venir et le décrit ainsi. Cette fois mise à distance du titre, puis mouvements de sorties sur le monde vu depuis un lieu clos. John Smith, depuis 2001, fabrique de petits films lorsqu’il est en déplacement. Tout en filmant ses chambres d’hôtel, il tient compagnie à sa caméra et bavarde, beaucoup de politique, laisse sa subjectivité maîtresse mais la rappelle sans cesse par des plans qui renvoient l’image de sa silhouette. Sorte d’Alain Cavalier, Smith s’en distingue en révélant le monde et l’intime lors du voyage, dans la neutralité relative des chambres d’hôtel quand le premier se sédentarise. La plupart des films remarquables de cette série durent une dizaine de minutes, sont contenus dans un seul plan. Smith parvient à lier captation lente et presque toujours mouvante de son univers physique momentané (la chambre) tout en débitant adroitement des anecdotes qu’un détail de cette chambre à fait émerger. Lorsqu’en voyage en Palestine (Dirty Pictures, septième segment d’Hotel Diaries), il raconte à sa caméra dans un besoin évident de se vider la scène choquante qu’il a vue la veille, c’est un réel abandon de la vue puisque l’image erre sur les murs puis se fixe, comme inconsciente, sur des chaussures. La voix devient le seul témoignage, affirmant le subjectif et le désamorçant en glissant du parti pris politique à l’expérience individuelle d’une injustice banale et terrible.
Retours : le spectateur
Place filmée, place du filmeur, place des filmés, manque, celle encombrante, du spectateur. Imposée, évacuée, omnisciente ou embarquée, ses mouvements permettent en festival de ne pas perdre de vue sa conscience. Notamment dans le cru des deux compétitions de cette année 2008, les films engagés se font discrets, les dénonciations moins corrosives que nostalgiques. Le spectacle des images force moins le regard du public, pouvant le laisser dubitatif ou rêveur. Un des rares films récents qui cherche clairement à convaincre le spectateur est A Kalahari Family : Death by Myth. Défendant une ethnie namibienne, les !Kung, face à l’état primitif dans lequel on aime à les garder, le cinéaste anthropologue expose les problèmes complexes qui étouffent la région. Personnellement engagé dans la lutte au côté des !Kung qui cherchent à s’émanciper, le film – c’est un de ses défauts – est construit comme une arme de propagande. Sans haine mais sans que le spectateur puisse juger de son honnêteté, il dénonce certaines ONG, en soutient d’autres, dont celles jamais citées mais qui apparaissent au générique de fin. La place du spectateur est ici éminemment inconfortable, à moins de connaître comme sa poche la région décrite et son histoire. Comment croire sans voir de réelles réponses des adversaires de Marshall ? Comment croire à toutes les images purement illustratives qui ponctuent et appuient le discours du réalisateur sans comporter de preuves spatio-temporelles ? Une scène servira d’exemple : la voix-off de Marshall annonce que la violence et l’alcoolisme se développent fortement. Immédiatement, en premier plan, l’image d’un homme au sol, qui reçoit des coups de pieds. La scène-plan dure quelques secondes puis le film se poursuit, passant à tout autre chose. Le problème est le même que les images des journaux télévisés : la prudence et l’expérience forcent à ne tenir compte des images illustrant un discours que lorsqu’un lieu et une date sont identifiables. La chose est rare. Dans Afrique, comment ça va avec la douleur ?, Depardon faisait un bel éloge du plan long comme porteur de réalité. Le montage amène du doute, on ne coupe pas la parole si l’on veut tout entendre. A Kalahari Family, malgré sa forme télévisuelle, pose néanmoins une question capitale et passionnante qui ne peut que déstabiliser tout spectateur : face à une culture restée sans contacts avec nos sociétés modernes, faut-il préférer la pousser vers notre forme de civilisation ou chercher à la préserver telle quelle ? Lorsque Marshall accompagne les !Kung qui déclarent vouloir monter des coopératives et devenir agriculteurs, ses ennemis cherchent à transformer la région en réserve naturelle pour que les bushmen continuent à se nourrir de baies comme leurs ancêtres, même si les baies manquent. De l’une à l’autre position, le spectre de deux extrêmes se dessine : colon et directeur de zoo. Une question à laquelle répond Marshall, mais pas le spectateur, parce qu’il faudrait peut-être filmer d’une toute autre manière, loin du didactisme et de l’affirmation. Il y a un siècle, au temps des « vues », qui eût cru que plus d’images assemblées pouvait révéler moins ?
Images/prison : visions intérieures
(par Sarah Elkaïm)
Conçu par Anne Toussaint, directrice de l’association Les Yeux de l’Ouïe, une programmation remarquable, à la fois éclectique et cohérente, présentait un regard très complet sur la prison ; « son dedans et son dehors », les lois qui l’entourent, les individus qui la peuplent. Des documentaires télé des années soixante de l’ORTF à nos années 2000, chacun de ces films est tout à la fois un document historique, un parti pris esthétique et désireux de changer le regard sur l’univers carcéral, et une tribune offerte aux prisonniers, dans les ateliers de création notamment.
Tout droit sortis de la production ORTF, les « premières images » montrées de la prison furent celles de la télévision. Dans les années soixante, la télévision publique propose un programme qu’on ne verrait sans doute pas aujourd’hui sur France Télévisions : une série sur les prisons, en « prime time », pour familiariser le public à la réforme des prisons. Sous l’œil du réalisateur Charles Brabant, l’excellent Frédéric Pottecher nous offre en même temps, avec ces films, une leçon de journalisme. Dans Les Prisons courtes peines, Les Prisons longues peines et Les Prisons, l’homme et la réforme (tous trois de 1963), Pottecher est informateur, dénonciateur, tandis que la caméra de Brabant tend à montrer les hommes derrière les détenus, en même temps qu’elle pose un regard cru sur leurs conditions de vie : insalubrité, fuites d’eau, 3 600 hommes entassés dans les 1 000 places que contient la Santé… Une description presque clinique de la sinistrose des établissements pénitenciers. Des images qui font écho au débat actuel sur les prisons, portées par un commentaire au ton rare, dans lequel perce la subjectivité du journaliste : « Non, la chanson n’entre pas ici », dit Pottecher en écho à la chanson de Montand (« cherche la rose, aux lucarnes des prisons où l’on rêve de pardon »), « Dieu n’y entre que par l’entrebâillement des portes », « et pourtant des hommes y dorment, des hommes y lisent »…
La série « Les prisons » de l’ORTF, aussi proche qu’elle soit du reportage, fait aussi montre d’un vrai travail esthétique, via une démarche humaniste et respectueuse, en même temps qu’elle constitue une œuvre politique. C’est l’époque du grand projet de Fleury-Mérogis, l’époque où la prison devient une question nationale. Jamais montrés de face mais dans une pudeur respectant leur identité, les détenus retrouvent, face aux réalisateurs, une humanité qu’on tend à oublier. Dans la posture quasi naïve, mais ô combien efficace, de celui qui cherche à comprendre, Pottecher interviewe les détenus (« Pourquoi vous voliez ? », « C’est un échec de l’éducation ? »…), jusqu’à cette scène remarquable, devant un prisonnier portugais en pleurs qu’il réconforte : « Faut pas vous décourager mon vieux, c’est pas grave, ça va se tasser… » Une subjectivité que le chroniqueur judiciaire dépose littéralement devant les directeurs de prisons, avocats et membres des cabinets ministériels lors de leurs interviews, ne cachant ni son trouble ni son indignation. Quel documentariste irait aujourd’hui interpeller le directeur d’un établissement pénitencier par un « nous avons vu dans les prisons de France une incroyable misère, un spectacle affligeant » ?
Une attitude de dénonciation qu’il pousse plus loin, en s’interrogeant sur les solutions, comme les alternatives à la prison, sur le difficile retour à la société, mais aussi sur ce qui a mené certains en prison. Dans L’Homme et la réforme, un montage parallèle de l’interview du psychiatre de Fresnes et de celui d’un détenu présente une confrontation d’une redoutable efficacité entre les mots de l’institution (problème de la délinquance et de la récidive) et le parcours individuel d’un être en souffrance, avalant des clous, stylos, briquet, « pour faire peur », en même temps qu’il trouve une issue dans des dessins magnifiques. Rare aussi, le point de vue de certains directeurs de prisons qui évoquent l’homme avant le prisonnier (« il faut oublier le crime et penser à l’homme », « il faut élever, instruire, donner un travail d’homme »…) Des réflexions menées autour de la « nouvelle science » que constitue dans les années soixante la criminologie, finement disséquée dans Au-delà des barreaux (1965).
De réflexions en questionnements, l’espace particulier que constitue le lieu fermé de la prison se prête aussi à des interrogations dépassant son propre cadre. Ainsi celles menées par Marguerite Duras dans Duras à la petite Roquette (1965). Douze minutes de face à face avec la seule directrice de prison de l’époque, à la tête de la petite Roquette, établissement pour femmes aujourd’hui disparu. Précision et acuité caractérisent cet entretien exclusif au cours duquel l’écrivain amène petit à petit son interlocuteur dans des chemins inédits. De « vous êtes sûre de vous ? » en « c’est quoi une détenue ? », Duras construit une réflexion sur le pouvoir : « l’autorité, c’est une séduction aussi ? » demande-t-elle à une femme tout à coup forcée de sortir de son rôle. En même temps que la caméra traverse les couloirs de la prison, les murs de pierre froide, suit les gardiennes, Marguerite Duras déconstruit les certitudes de la directrice. Intéressant dans cette démarche, au-delà de l’entretien en tant que tel, l’engagement de Duras dans l’écriture et dans le choix des mots transparaît dans le film. En même temps qu’elle demande celui de son interlocutrice, l’écrivain donne son propre avis, affirmant par exemple qu’il y a « deux temps pour les détenues : le passé et le présent », et qu’on n’est « jamais deux choses à la fois », quand la directrice persiste à diluer les deux.
Face à face aussi utilisé par Pierre Desgraupes dans Moi un voyou (1962). On passe cette fois-ci de l’autre côté, avec, en face du journaliste, un homme sorti de vingt ans de travaux forcés. Une « autopsie d’un voyou », dont « les propos peuvent choquer », prévient le réalisateur, un témoignage à la teneur politique et quasi philosophique. Est-on voyou toute sa vie ? Reste-t-on perçu comme tel par les autres même après la prison ? Peut-on avoir une catégorie de pensée hors norme, l’avouer, vivre avec, le revendiquer ? Ce « voyou » anticlérical, férocement athée, anarchiste étranger à la loi et qui accepte de témoigner comme on brandit sa liberté, celle de dire ce que l’on pense, et qui tuerait pour deux cent millions. Ce voyou qui est un homme et que Desgraupes présente sans juger.
Pottecher, Desgraupes, Duras, un trio d’engagés, intervieweurs de talent qui tous révèlent quelque chose de la prison de leur temps et de sa nécessaire et impossible réforme.
La programmation « prisons » du cinéma du réel interroge l’image qu’on en a et les images qu’elles produisent, mais aussi des « visions intérieures », comme nous indique son titre. C’est dans cette perspective que se placent des films moins classiques, plus éloignés du reportage journalistique, plus expérimentaux. C’est bien d’images, de questionnements, d’intériorité dont il est question par exemple dans Banc d’essai (1964) de Robert Lapoujade. Un fascinant essai, précisément, sur les visions intérieures d’un détenu, une plongée dans son imagination, une variation sur les possibilités de l’image animée. La dualité de l’espace intérieur/extérieur se retrouve mise en scène autour de la matérialité bizarrement abstraite d’un mur de prison, sur lequel viennent se projeter des images quasi subliminales de la vie hors de prison : femmes, bas, nus, couple, sexualité constituent une variation sur la liberté perdue autour de la métaphore de l’enfermement, un film sur l’espace-temps intérieur d’un homme enfermé.
Toujours dans cette lignée, des films directement réalisés par les détenus, dans les ateliers de réalisation nés dans les années quatre-vingt dix. Ceux notamment réalisés avec l’association Les Yeux de l’Ouïe à Paris ou encore Lieux Fictifs aux Baumettes à Marseille. Fragments d’une rencontre : impasse St Denis (2005), La Vraie Vie (2000) ou encore Les Choses vraies (2007) placent ainsi le détenu au cœur du dispositif cinématographique, en le laissant totalement acteur et réalisateur de son individualité. Des œuvres brutes et sensibles où les prisonniers parlent de leur vie, celle d’aujourd’hui, celle d’hier, celle qu’ils espèrent, et où ils se font cinéastes en ce sens qu’ils proposent un matériau filmique propre à véhiculer une vision personnelle du monde.
L’urgence du réel
(par Nicolas Giuliani)
Le 30e festival international de films documentaires vient de se clore – 273 films. Et il serait prétentieux, voire même hors de propos, d’affirmer qu’on y voit clair dans cet assemblage de films aussi divers. D’ailleurs l’enjeu d’un festival ne saurait être dans la consécration d’un point de vue ou d’un regard. Qu’on se le dise, il ne s’agit jamais d’aider le spectateur à y voir plus clair, de façon plus lisse, plus nette. Certes, des thématiques ou des sélections sont imaginées, pour rassembler autour d’un axe certains films : « Américana », « Images/Prison », « Figure du Tourisme»… Et à cet égard, il y a bien une pédagogie festivalière, mais ce rassemblement de films procède toujours par retournement. On n’empile pas les films. On les met côte à côte, on crée une circulation de possibles et de formes. On les réunit pour qu’ils s’expriment, pour qu’ils s’invoquent, pour qu’ils s’éclairent, se contredisent, s’étreignent et se dissipent. On les rassemble, pour mieux les interroger. Un festival rend compte de la complexité du réel. Il ouvre des perspectives, ne se satisfait de rien. Il ressemble au documentaire, comme lui, il doute de tout avec conviction, et refuse avec obstination l’uniformisation du monde.
« Mais pour qui se prend-il cet insolent ? Il refuserait le formatage ? » On le punit de cette audace, on le déteste, on le brime. « On finira bien par le faire taire. » Mais les documentaristes s’organisent. En 2003, s’engageait un combat âpre, impitoyable, entre les auteurs de cinéma documentaire et leur société d’auteurs : la SCAM, qui acceptait que l’émission Popstars soit considérée en tant qu’« œuvre audiovisuelle », détruisant ainsi, froidement et au coup par coup, la notion d’œuvre documentaire, et ses moyens de financement (COSIP), déjà fragiles et extrêmement précaires. Que dire encore du statut d’intermittents du spectacle, qui n’intéresse personne, si ce n’est les pauvres concernés, et qui relaient de plus en plus ces métiers vers un prolétariat de la société du spectacle, mal payé et sans garantie de justes droit au chômage. Que dire enfin du désengagement de la télévision, et du nivellement par le bas dont souffre toute la production exigeante d’œuvres documentaires. Le documentaire dérange, ou plutôt, le documentaire fait peur : il n’a pas encore pris le pli, il s’ébroue dans cette société mercantile et normalisée, et refuse, en somme, de se conduire selon les mêmes codes de présomption d’efficacité. Le documentaire est du réel, dans le sens où il provient de lui – comme nous d’ailleurs. Et il ne s’est pas encore soumis à reproduire le récit que le monde capitaliste nous inflige comme étant la réalité. Il ne propose pas des discours uniformes, univoques, il ne marche pas droit ; on entend crier dans son dos un sous-fifre volubile, moustachu et gesticulateur – « dans le rang, bon Dieu, dans le rang ! Que nous veut donc cet animal informe qui ne respecte rien ? »
Cet animal qu’on se refuse à voir, que l’on détourne de nos écrans, qu’on marginalise, qu’on pousse dans la fosse de la nuit, dans les créneaux reculés, cet animal, c’est notre image. C’est à la fois notre visage, notre regard et notre empreinte. C’est une trace de notre finitude, et paradoxe de ce moulage dans le hors-temps du cinéma, c’est une trace de notre inachèvement. À l’heure de la clôture du festival, deux remarques alarmantes me viennent à l‘esprit. Je les laisse en pâture, dans le champ du réel : 1) le documentaire fait peur. Il n’y a pas de théorie du complot, comme je le laissais entendre ironiquement en évoquant ce moustachu gueulard en uniforme. Mais sans doute une grande exaspération vis-à-vis de ce mode d’expression qui ne se maîtrise pas, qui refuse de se calquer sur un marché et de se plier au modèle simpliste et terriblement funeste de la communication (émettre un message pour rassurer et faire taire tout le monde). Le documentaire est du côté du caché, du complexe, du diffus – il parle de l’homme et de notre façon d’habiter le monde. Il ne peut pas faire de raccourcis. Il ne peut pas donner l’illusion de la vérité ou de la toute puissance. Il rend compte de la fracture du monde et de son éclatement, et nous apprend à l’aimer dans son hétérogénéité. Notre monde a peur de l’évocation de ce réel, trop complexe – nos sociétés virtuelles craignent que la réalité édictée bouge, se meuve ou se déplace, et lentement, avec une minutie chirurgicale, posent des barrière à cette entreprise créatrice. 2) il faut que le documentaire vive. Une phrase de l’ethnologue Marc Augé dans La Guerre des rêves : « … toutes les sociétés ont vécu dans et par l’imaginaire. Disons que tout réel serait “halluciné” (objets d’hallucinations pour des individus ou des groupes) s’il n’était symbolisé, c’est-à-dire collectivement représenté. » Une réalité, c’est toujours une histoire (ou un récit) qui est pris en charge par un groupe plus large, et la fait exister. C’est à la fois un discours, et une construction sociale. C’est ainsi que se formule des manières de vivre, des façons de se comporter, bref, un « vivre ensemble », auquel il faudra s’adapter au risque d’être marginalisé ou exclu. La réalité est asséchante lorsque l’imaginaire politique et artistique ne se ressource plus dans le réel, et cesse d’inventer, ou de considérer que d’autres formes, ou d’autres « êtres au monde », sont encore envisageables. Chaque documentaire est une symbolisation du réel qui propose un autre discours, une autre façon de voir le monde, de l’appréhender et de le rêver. Éliminer le documentaire ou refuser d’écouter ce qu’il a à nous dire, c’est prendre le risque de considérer que nos réalités, c’est-à-dire nos représentations collectives, sont figées, immuables, inscrites dans le marbre. C’est à nous de faire parler le réel, d’interroger les représentations qui nous en sont données. C’est à nous de construire notre avenir et notre histoire, d’envisager d’autres possibles. Le documentaire peut nous aider. Je ne veux pas mourir asphyxié.