Le festival du réel consacre pour sa 30ème édition un hommage aux documentaristes les plus importants d’Asie du Sud Est. Parmi-eux, l’immense Lav Diaz, cinéaste fleuve, inconnu du public et dont les films (Evolution of a Filipino Family et Death in the Land of Encantos) sont diffusés pour la première fois en France samedi 15 et dimanche 16 mars au MK2 Beaubourg. Un événement cinéphilique majeur.
La terre s’est ouverte sous nos pieds. Le paysage s’est déchiré de l’intérieur – un cyclone est passé, le monde a tremblé dans cette fureur. La mer a avancé dans les terres, des villages ont été arrachés, retournés, vomis dans des champs de pierres et de cadavres. Le monde des hommes a cessé de tourner, frappé au corps de son souvenir. Des hommes hagards, le visage retourné, sortent de terre, descendent des arbres. Ils reviennent d’un coin du monde qui les a protégés – une cachette, un abri, un trou. Ce sont des survivants. Ce sont peut-être des fantômes, le grand drap du cinéma est tombé.
Ça commence comme un balbutiement, après le drame, dans un paysage apocalyptique. Lentement, les hommes reprennent la tâche, et dans l’air recommencent le geste. La parole remonte jusqu’à nous. Lav Diaz est là. Il enregistre, il filme ces visages, ces hommes qui se tiennent debout et racontent. Il faut réparer, avancer, compter les morts, faire d’un paysage ce que l’on fait d’un visage familier soudainement secoué par une émotion inconnue : le comparer avec le précédent, étudier sa disparition, ce qui le renouvelle – le dépaysager. On retrouve sa maison encastrée dans celle du voisin. Chacun a ses confessions. « Ma mère est partie. Où sont mes enfants ? Mon pauvre père. » Une blessure profonde tient le monde au ventre, une béance – quelque chose est passé dans le réel, un gouffre s’est ouvert dans la matière, sous nos pieds de spectateurs.
Mais un homme pleure. C’est Benjamin Agusan, un poète philippin revenu de la Russie d’où il réside. Il est tombé à genoux, il empoigne de la terre. Et comme si un mouvement plus sourd provenant de sa volonté était aussi à l’œuvre, il s’arrête. Tout semble brusquement plus vide dans ce plan qui résonne. La tristesse est immense.
Lav Diaz a invité la fiction dans le réel. Et alors qu’on tremblait en se demandant que faire de cette beauté, de cette souffrance, Benjamin Agusan arrive à point et prend en charge notre regard à la dérive. L’appréhension du réel se fera par détournement, par le biais de la fiction. Mais cette postulation romanesque, c’est aussi une offrande érigée en principe cinématographique : le documentariste a besoin de la fiction comme d’une nécessité afin de saisir la complexité du réel, sa fuite en avant, son bruit mat et sourd, sa profonde finitude, et digérer ainsi, modestement et avec sincérité, la fracture qui se trouve entre le monde et nous, entre le réel et sa possible représentation. Il y a une angoisse de la représentation, une peur profonde de la forme qu’empruntera le réel pour se mouvoir en elle – comment dire la mort, la blessure, la mutilation ? Sans doute le documentaire, plus qu’aucune autre expression artistique, se trouve-t-il à la frontière du visible et de l’indicible. On montre le réel, on le révèle, ou on le cache. On le soulève, on le déracine, on le surprend. De fait, il est aujourd’hui entendu que Lav Diaz est comme tous les grands cinéastes un documentariste, c’est-à-dire un filmeur qui élargit les possibilités d’expression du réel par le biais de la fiction.
Benjamin Agusan pleure, il est le visage délaissé de ce paysage de la désolation. A cet instant il est le caractère de la compassion, et à cet égard le double du spectateur : il nous relaie mais nous renvoie aussi une autre image. Nous voilà calés sur le point de vue cinématographique de Lav Diaz : le plus souvent la focalisation est externe et l’observation de la situation prime sur son explication. La place du spectateur est immense, et sa tâche doit être à la hauteur des espérances qui sont fixées en nous : il faudra suivre le parcours de Benjamin, affronter le deuil, la perte, l’errance, chanceler sous le poids du souvenir et de la nostalgie, rêver d’amour, se heurter à la mort et à la haine du pays natal. Le cinéma de Lav Diaz procède par recouvrement et fixe son interrogation dans la question la plus belle et la plus tragique de notre existence : celle de la disparition. Etre au réel ou être au monde, c’est toujours faire l’expérience de son inachèvement – un cinéma du réel nous fait constater cette fracture, ce manque, cette absence. Cette dimension du recouvrement s’inscrit dans le fer de la poétique de Lav Diaz, car c’est un cinéma de la quête qui nous demande à la fois de nous retourner et de nous avancer ; un cinéma de la lutte qui nous confronte à la terreur du réel, et au souvenir prochain de la pourriture qui nous guette – la mort est là, nous demeurons en elle dans l’attente irrésolue de notre disparition. L’homme chez Lav Diaz est soumis à une tension de l’existence qui le déchire et le révolte. Il est hanté, dans sa farouche volonté de vivre, par l’ombre du destin. L’apparition au monde se heurte à son tragique effritement : c’est cette collision entre les deux pôles de l’existence qui fournit au matériau dramatique de Lav Diaz, son carburant et son feu.
Dans Death in the Land of Encantos (2007), c’était le parcours de Benjamin qui incarnait cette quête. On le suivait, on prenait ses pas, on s’ajustait à son mouvement. On le voyait dans un contexte. On avançait dans cette grande fresque lyrique, travaillée par le temps et ponctuée par les ellipses. On nous donnait progressivement quelques indices qui comblaient les lacunes et éclairaient les gestes des personnages à la lumière d’un passé de l’ombre. On bâtissait des ponts entre les personnages, entre les lieux et les actions : tout devenait limpide malgré la virtuosité de la forme faite d’échos, de renvois, de visions, de retours. Les lignes temporelles s’enchevêtraient. Le passé revenait – la mère folle, la sœur tant aimée, des histoires de famille, le corps d’une femme nue et endormie, sublimé par des mots chuchotés. Le présent nous confondait en de longs plans séquences. Le film interrogeait notre avenir et notre Histoire ajustée dans un regard. Mais le recouvrement qui était à l’œuvre chez Benjamin, ce grand retour sur soi auquel on assistait comme à une lutte secrète, perdue d’avance, était métaphorisé par la catastrophe naturelle. De même que le passé de Benjamin était enseveli sous les décombres du temps, la terre natale aussi, après la catastrophe, avait perdu la face. Dans les deux cas, il faut creuser pour retrouver ce qui a été perdu, ce qui a disparu, ce qui est enfoncé. Car ce qui a bougé dans une terre peut aussi bouger dans un homme : l’analogie de la perte traverse les deux corps. Un grand souffle est passé. La matière du monde s’infuse dans la personne de Benjamin. Les palmiers, longs et aigus, tailladant le Ciel, la mouvance gracieuse de leurs feuilles dans le vent. La pluie qui ne cesse pas, la moiteur qui remonte et les ruisseaux gonflés. Tout se tait, tout parle. Le bruissement du monde raconte notre mélancolie. Dans la fiction, le réel est partout – séquences de reportage et scènes romanesques s’entrecroisent, s’interrogent mutuellement, se répondent, se creusent en de longs tunnels dans les flancs du volcan, dans les vers du poète.
Le même principe de recouvrement est à l’œuvre dans Evolution of a Filipino Family (2004). Un enfant, Raynaldo, est retrouvé dans les rues basses de Manille. Il est adopté par une mère folle, douce et aimante, une femme qui flotte plus qu’elle ne marche, une présence évanescente qui a tendu l’oreille au monde et aux coquillages de la mer. Mais elle éveille la brutalité des hommes. Raynaldo reste seul. Il grandit. La vie le trimballe, le secoue. Il connaîtra plusieurs foyers : celui d’une grand-mère patriarcale et de ses trois petites-filles ; celui des hommes, de Fernando et de ses fils. Le principe de recouvrement dans ce film consiste à déplier ces seize années d’existence tressées dans l’évidence du réel, pendant et après la dictature de Marcos. La fiction documente, elle propose un point de vue sur l’Histoire à partir d’événements intimes et familiaux. Elle se hausse à la particularité de notre œil. Car l’Histoire est saisie dans les êtres, sous notre front, prise dans sa dimension individuelle – son traitement est incarné, physique, jamais abstrait. L’Histoire habite le monde et Lav Diaz soumet ce réel à des variations poétiques qui déteignent dans les existences. Pas une des vies qui est en jeu dans les films de Lav Diaz, n’est pas soumise aux puissances de l’Histoire. Les images d’archives et les entretiens nombreux qui scandent l’évolution dramatique sont comme autant de pauses chantées par des chœurs. Ce matériau documentaire ancre l’Histoire dans une temporalité donnée. Il donne des repères au spectateur, fixe le réel, le jalonne, et par ce biais, pénètre la fiction et la recharge. Car Lav Diaz orchestre un ingénieux va-et-vient entre les événements politiques réels et leurs répercussions dans le récit : Kadyo, l’oncle de Raynaldo, face au chef des guérilleros locaux : « Marcos est au pouvoir depuis 24 ans » ; Kadyo dans une cachette, écoutant l’interview du cinéaste Lino Brocka sur les relations entre le cinéma philippin et le régime de Marcos ; Kadyo assistant à la manifestation d’un mouvement politique de gauche. Mais dans le cours du film, la circulation du fait politique se transmet aussi par l’agencement de ses formes diverses. L’association entre les archives et la fiction ouvre une brèche dans le récit. Le montage les conjugue et les sépare, les combine et les disjoint. Les éléments sont liés les uns aux autres dans l’évidence de la fiction, mais s’interrogent aussi mutuellement et fracturent le réel. Cette intelligence du montage est un chef d’œuvre d’organisation du discours politique, car il ouvre les points de vues. Lav Diaz n’impose pas une vision qui aplanirait le réel dans une dimension unilatérale, mais rend plutôt compte des contradictions dialectiques inhérentes à la réalité. Chez lui, le politique est poétique, complexe, diffus. Il a pénétré les mailles du réel et c’est au spectateur d’investir son champ de résonances.
Il faut écouter ce souffle épique qui ne tarit pas, ces grandes vagues lyriques incrustées dans la surface du plan – faites de noirs et de gris, d’écumes, de silences que charge l’existence des hommes et qui se dilatent dans le quotidien romanesque des personnages. Il faut faire corps avec ces films, il faut se cogner aux flancs fumants de ces monstres – ces films sont des bêtes rugissantes, le mufle chaud, rutilant. Il faut les frapper, les enfourcher, les prendre contre soi, saignantes, pleines de rages, de fureurs, de lances brisées dans le garrot. Il y a un fantastique du réel, ou du moins une mystique, une force qui le tient et le retourne en des visions surnaturelles. C’est dans ce dépassement de la réalité, que Lav Diaz confère au réel des visions déchirées qui le transmuent en une réalité plus profonde, car plus intime, inscrite dans la trajectoire d’une quête sensible pour la vérité. Ce cinéma éveille des vieux fantômes, il les invite à sa table, sur le drap blanc parfaitement repassé de nos songes. Il faut écouter ce bruissement mystérieux qui nous égare, et par lequel pourtant, on nous offre de nous ressaisir et de réévaluer l’intensité de notre rapport au monde.
Les grands cinéastes développent une mythologie de la croyance à l’égard du spectateur. Ils ont confiance en nos intuitions, en nos désirs. Et c’est ainsi, par la grâce d’un regard soutenu, que l’on s’approprie ces grands films fleuves, sans forçage et dans la limpidité de leur fait. Mais assez de mots. Ce sont des films qui nous attendent, il faut les habiter.