Catherine et le cinéma français
Catherine Breillat possède une position très particulière dans le champ artistique de notre cinéma national. D’une part, les adeptes de la théorie des auteurs ne peuvent lui dénier un style, une thématique, un talent d’auteur-scénariste, et même une pratique très Nouvelle Vague. Cette pratique serait celle d’un talent d’auto-justification d’inspiration « romantique », à la fois une praxis individuelle ambitieuse et solitaire (« dandy »), et une constante défense « universalisante » des thèmes de son cinéma, sans compter une inspiration autobiographique impudique qui rappelle les tonalités des histoires libertines du cinéma de François Truffaut ou de ses mentors Jacques Doniol-Valcroze (L’Eau à la bouche) et Pierre Kast (Le Bel Âge). A contrario, Catherine Breillat déstabilise une des résistances des critiques historiques des Cahiers du cinéma, à savoir la question de la représentation de la sexualité au cinéma, condamnée sans détour par Jean Domarchi (« contradictoire aux exigences de l’art ») et avec plus de précaution par André Bazin (« En ces matières, la séparation de l’imagination et de l’acte est passablement incertaine, sinon arbitraire »). Si Catherine Breillat reconduit à l’intérieur de son cinéma l’interrogation sur l’association de la peinture de la sexualité et de la honte, elle ruine l’adage qui voulait que la sexualité ne pouvait être histoire et image de « grâce » (pour reprendre la sémantique des Cahiers du Cinéma), ni surtout s’inspirer des concepts esthétiques de vrai et de beau : la vérité des relations humaines, la beauté de ses actrices élues. Et la boucle est bouclée quand on sait que le livre d’entretiens de Denoël témoigne de son appropriation du concept ontologique de « grâce » pour qualifier ses dernières tentatives hasardeuses qui réunissent l’inspiration picturale et la volonté de mettre en scène des métaphores du vivant.
La cinéaste a commencé à réaliser des films dans les années 1970 et elle reste marquée par les obsessions de cette décennie, à savoir la représentation artistique de la sexualité et la question de sa nature eu égard à sa pauvreté mécanique (relation de pouvoir, peurs, émotions des relations sexuelles, le poids du puritanisme et de la religion, l’essence et l’existence du rapport homme/femme, qu’elle distingue dans ses interviews de la figuration de l’homosexualité et de la sexualité masculine dont elle se dit incapable de témoigner). Dans le décalogue achevé de son œuvre, deux sujets s’opposent : le naturalisme de la sexualité juvénile féminine révélée au cinéma contre les cadres provocants et figés d’une sexualité adulte inassouvie. Cette tension est l’origine même de son œuvre. L’angoisse de la soumission à venir et la honte – véritables stigmates de la découverte de la sexualité – qui mettent en branle et entravent « les jeunes filles de la trilogie » (Une vraie jeune fille, 36 fillette et À ma sœur) deviennent des figures de fantasmes cinématographiques qui hantent toute la sexualité des personnages adultes de Catherine Breillat. Trois structures principales peuvent permettre de réfléchir à l’importance du sexe dans tous ses films : le scénario, les scènes dites « de sexe » et le rythme obtenu grâce au montage des plans et des séquences qui transforment les films en une expérience physique et psychique.
Scénario, cadre, rythme et montage à l’aune du sexe (le sacerdoce)
Le temps de la narration de chacun des films est particulièrement court (fantasme d’un été d’Une vraie jeune fille, amour de vacances de 36 fillette et À ma sœur, temps d’un tournage de Sex Is Comedy, adultère condamné ou liaison fatale de Tapage nocturne, Sale comme un ange et Parfait amour !, la fin d’un couple dans Romance, les quatre nuits d’Anatomie de l’enfer ou une Brève traversée…) marquant la destinée de l’amour physique comme sans issue. Parfois sous couvert de circonstances et sous prétexte de la versatilité bien connue de l’adolescence, l’œuvre est encline à nous susurrer que la cinéaste ne croit pas à la longévité du bonheur amoureux. Cette figure de « destin » a longtemps trouvé un écho, jusque dans Sex Is Comedy, dans le fait de tourner de nombreux films en décors extérieurs et en lumière directe : le morne paysage balnéaire atlantique nuageux qui se détache de l’image d’Épinal d’un amour romantique ensoleillé, vivant et bruyant. Cette « sorte de métaphore documentaire » prise sur la nature établit constamment une image froide et terne. Le meilleur exemple est certainement celui des plans de paysage de Parfait amour !. Les images de ciel sont tantôt isolées tantôt en arrière-plan, prises dans la construction en répétition de plans circulaires (travelling et panoramique) tournant autour des amants. Les nuages sont alors des menaces grises invisibles dans une sorte de manifeste esthétique qui récuse le champ/contrechamp pour l’amour naissant à l’air libre ; ces mêmes nuages disparaîtront dans le décor fermé de la cuisine où Catherine Breillat aura recours enfin à un découpage lourd de sens pour la scène finale de Parfait amour !. Le décor nuageux n’aura doublé la signification de la narration qu’une seule fois, au moment où se dessine le terrible avenir de l’histoire d’amour.
Chez Catherine Breillat, le montage définit un nouveau rythme assujetti à la résolution du drame « sexuel ». Par exemple, les scènes de « camions » d’À ma sœur et Parfait amour !, les cuts arides du viol d’Anaïs (À ma sœur) où le cut « improbable » de la scène de ménage de Frédérique et Christophe (Parfait amour !) qui prolongent l’échange du restaurant à la plage sans que les mots ne s’interrompent pour passer d’un décor à l’autre… Installée par une narration étroite et une esthétique nouvelle, la relation des personnages survit à toutes les audaces techniques de la cinéaste car elle est à la fois caractère et caractéristique d’une œuvre déroulée sur le même substrat : l’affirmation physique et mentale de la femme à travers sa sexualité. Sur ce point précis, on peut dire que le cinéma de Catherine Breillat est féministe car, quoiqu’elle récuse le dénominateur partisan pour caractériser ses films, son esthétique et sa narration portent une affirmation de la liberté et du choix. Son cinéma associe le féminin avec un principe actif (que la psychanalyse lui dénia longtemps), jusqu’à renverser le point de départ de la nouvelle de Marguerite Duras (La Maladie de la mort), qui inspira Anatomie de l’enfer, qui voulait que ce fût l’homme qui suscita la proposition de regarder la femme par son sexe. Malheureusement, ces deux derniers opus renouent avec une mythique « guerre des sexes » qui enferme la représentation sexuelle dans la simple frontalité plutôt que dans les vacillements des relations de pouvoir…
Le temps court des scénarios de Breillat ne se réduit pas à la brièveté de l’accouplement qui détermine la multiplication des scènes pornographiques du cinéma de genre. La cinéaste prend symptomatiquement le temps de prolonger ces scènes d’intimité volontairement « disproportionnées » qui correspondent à de brefs moments de vie où la sexualité des personnages est particulièrement signifiante. Ainsi, le sexe n’est plus signifiant par lui-même, il devient l’enjeu (et la mémoire) d’une fiction qui le déborde. Ces moments d’intimité relatés sont d’emblée un temps particulier dans le quotidien de chacun des personnages, un instant qu’il s’accorde en dehors des contraintes et des convenances sociales. Le sexe de chaque scène contient son propre sens et présente un état émotionnel et une forme de désir auxquels on peut s’identifier autant qu’ils prolongent la figure d’un personnage particulier. Le sexe se trouve dans un entre-deux relatif entre le particulier et l’universel, entre la singularité d’une scène et la métaphore du sexe. La cinéaste apprécie les plans larges du poids du corps de l’homme pesant sur le corps de la femme, jambes écartées. Elle multiplie également les plans rapprochés des deux visages, l’homme appuyé sur les bras et les épaules de la femme. Ces plans suscitent tantôt l’abandon d’une parole ou d’une émotion qui dérobe son regard ou soulignent les traits durcis par la violence d’une relation sexuelle devenue le réceptacle des tensions que le couple y projette. Dans chaque film, il y a une scène de sexe qui détermine toutes les autres : le second rendez-vous nocturne d’Elena et de Fernando dans À ma sœur où elle choisit enfin de « se donner » selon sa propre expression, et après lequel Fernando disparaît totalement de l’écran ; la fiction du tournage de cette scène et les larmes de l’actrice dans Sex Is Comedy ; la sodomie finale de Frédérique et Christophe, prélude au meurtre et dont la reconstitution judiciaire ouvre Parfait amour ! ; la scène romanesque « d’attachement » des amants sado-masochiste de Romance X ; le chassé-croisé dans la chambre d’hôtel qui prélude à la fuite de l’héroïne de 36 fillette… En conclusion, le sexe est bien pour la cinéaste la « clef de voûte de l’existence, à partir de laquelle l’être se définit et apprend qui il est dans le regard de celui ou celle qui l’amène à prononcer sa propre vérité. Équation magique de son cinéma, le sexe en composition est cette force engloutissante qui emporte tout-le film, l’histoire, les personnages, la mise en scène, le spectateur. » (Vassé, 2004, p195/196)
Plusieurs scènes et détails se transposent d’un film à l’autre : la culotte entortillée autour des jambes ; la mèche de cheveux volage ; Marie de Romance X refuse de rentrer à l’appartement avant son homme comme Solange de Tapage nocturne refusait d’arriver la première au rendez-vous (« C’est physique ») ; les fantasmes de Marie renvoient aux sphères mentales d’Une vraie jeune fille ; la sodomie de Frédérique renvoie aux plaisirs solitaires d’Alice ; la levrette de Frédérique et de Christophe avec celle d’À ma sœur… Le sexe, objet d’unités séquentielles disparates finit par se superposer aux autres plans du film à travers la question éthique du choix et du consentement. La réflexion artistique de Catherine Breillat, pourfendeuse de la pornographie et non de l’obscénité, ne prend pas pour point de départ la mécanique de l’obscénité mais met en scène la valeur de l’acte pour l’individu. Ses films sont aussi témoins d’une société qui produit énormément de discours d’information et d’opinions sur le sujet. Dans À ma sœur, les deux jeunes actrices regardent à la télévision une interview des années 1970 en noir et blanc de l’actrice Laura Betti, actrice égérie de Pier Paolo Pasolini (qui joue par ailleurs dans le film la mère de Fernando) et dans Parfait amour !, l’héroïne se délasse devant Bas les masques !, l’émission télévisée de Mireille Dumas. Tous ces extraits confirment l’importance du projet de Catherine Breillat de constituer un autre discours susceptible d’accompagner d’autres images sur le sexe.
La quadrilogie des jeunes filles. La sexualité révélée (I)
L’initiation est à la fois la matrice de son cinéma (Une vraie jeune fille est son premier film), et fut pour elle l’occasion d’un film réflexif qui met en scène les conditions de tournage de son propre cinéma. Si Salò ou les 120 journées de Sodome de Pasolini prend le contre-pied de la Trilogie de la vie du cinéaste romain, Sex Is Comedy, persiste et signe le savoir-faire et l’intégrité (au sens de pérennité et non de moralité) artistique de Catherine Breillat. On associerait aussi aisément à cette thématique le long métrage produit par Arte, Brève traversée, qui surprend le spectateur en faisant la narration d’une initiation au masculin, le corps androgyne et imberbe de Gilles Guillain soulignant l’habile parallèle entre des histoires de désir communes.
La virginité dont les jeunes filles de Catherine Breillat dénoncent le lourd fardeau est un véritable chemin de croix. En témoignent les « stations » successives de l’héroïne de 36 fillette : des panoramiques latéraux qui accompagnent ses hésitations aux bas de l’hôtel aux plans larges qui soulignent ses oscillations ; de la pénible remontée du très long couloir de la chambre d’hôtel à la couche de drap blanc du lit qui prétend réunir deux désirs ; de la passivité du corps nu et ignorant offert à l’intrépidité provocante qu’on lui assigne et qui lui permettra enfin, dans un tendre regard caméra, de soutenir avec fierté le regard du spectateur (clin d’œil au regard caméra final des 400 Coups de François Truffaut que nous retrouverons comme plan final d’À ma sœur). L’emprise du désir prive la jeune fille de toute stabilité à l’image. Catherine Breillat convoque à chacun de ses films l’image et les mots de « putain », dans les injures et les reproches des autres (la famille, les passants, l’amant), mais aussi dans l’image que la femme possède d’elle-même, déjouant l’érotisme traditionnel et manichéen de la domination abusive pour une (re)mise en scène de l’abandon sexuel et séducteur de ses personnages féminins. Les images de la trilogie balancent entre deux natures (au sens thématique et esthétique) contradictoires. D’une part, l’image sale et bâclée, parfois même grouillante et terreuse des fantasmes d’Une vraie jeune fille, du viol dans les bois, consenti a posteriori d’À ma sœur et de la première fois de 36 fillette, présente également dans l’intrigante scène de piscine dont le jeu de succion d’Anaïs sur le barreau métallique rappelle la jeune femme suçant le pied de la statue de marbre du Chien andalou (1928, Buñuel). D’autre part, comme de l’autre côté du miroir, reprenant la dissociation fragile de l’âme et du corps, on retrouve les scènes de visage qui dominent sa filmographie. Emblématique est ici la scène de la salle de bain d’À ma sœur, sorte d’hommage à la mise en scène d’Ingmar Bergman, où les visages des deux sœurs sont filmés frontalement et longuement pour réfléchir la sensualité que renvoie chacune d’elle. Dans Sex Is Comedy, la question n’est plus celle de la figuration de l’initiation mais la recherche individuelle de la cinéaste de l’expression provoquée par l’émotion de la prise d’une scène sexuelle (« la scène où je n’ai pas le droit d’être là »). C’est aussi une leçon de cinéma qui convoque le cinéma pornographique : l’usage des plans-séquences, le refus de morceler les corps, l’utilisation de la prothèse phallique (qui hante l’acteur et n’aura pas de poids dans le regard du spectateur au moment clef), l’énonciation des théories de la cinéaste sur les acteurs et la façon de les diriger… Quand elle quitte l’univers les « jeunes filles », Catherine Breillat abandonne le corps plantureux de ses actrices « chrysalides » : Charlotte Alexandra, Alice d’Une vraie jeune fille d’après son roman Le Soupirail (1975/1974); Delphine Zentout, Lili de 36 fillette d’après son roman du même nom (1987/1987) et Anaïs Reboux, Anaïs d’À ma sœur). La sublime Roxane Mesquida tient ici le rôle de corps-passeur en rappelant les silhouettes de Dominique Laffin et Lio et en se dissociant du corps grassouillet de son alter égo dans le film. L’actrice représente le corps-arcane du cinéma de Catherine Breillat, inspiré de l’imagerie romantique qui associe souvent le désir au symptôme maladif. Ce corps porte haut trois couleurs : le rouge des lèvres et des empreintes nées de la pression des corps, le noir (roux dans Brève traversée) de la chevelure et la blancheur de la peau magnifiée par les éclairages. Seul le tissu qui couvre ce corps hautement désirable conserve distinctement le souvenir de la pudeur des jeunes filles avec la blancheur des sous-vêtements enfantins.
Le pentateuque du masoch de la sexualité féminine. Une sexualité provocante. (II)
« La seule possibilité d’amour pour les femmes c’est le viol. » Tel est l’adage violent et provocant, dont on retrouve un prélude au détour du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (mais strictement limité au chapitre de l’initiation) qui s’étend à tout l’univers cinématographique de la cinéaste. Ce prédicat veut que l’homme, qui finit par être dégoûté par le corps des femmes, soit soumis à une pulsion violente à leur égard et que les femmes, qui ont des comportements castrateurs suicidaires pour la relation de couple, n’intériorisent leur volonté sexuelle qu’à travers le renoncement violent à la pudeur par le rapt suscité et consenti. Ces deux pôles sont déjà présents dans son premier film sur la sexualité adulte : Sale comme un ange. Les films de Breillat semblent donc s’acharner à montrer, sinon le pourquoi, le comment d’une opposition ontologique entre les sexes, qui mène tout rapport homme/femme inévitablement au mur : c’est le mur de la chambre des jeunes filles très présent dans À ma sœur, les limites du décor dans Sex Is Comedy ou celui contre lequel est placée la table de la cuisine dans Parfait amour !. A l’attraction inévitable des hommes et des femmes, répond l’impossible prolongement de leur entente. Le consentement et le plaisir de l’un ne sont jamais concomitants avec le consentement et le plaisir de l’autre.
Malheureusement, ce qui relève désormais « d’un système » cinématographique dans le cinéma de Catherine Breillat, a aussi pris des tournures esthétiques et éthiques plus artificielles à l’occasion de ses deux films les plus arides que sont Romance X et Anatomie de l’enfer. En effet, si l’épreuve de l’initiation et la violence de l’asservissement volontaire (au regard et au sexe de l’homme) furent des enjeux scénaristiques et cinématographiques forts, il faut bien convenir que ceux des deux films qui semblent remonter à la « généalogie » de l’inspiration de la cinéaste sont peu convaincants. Heureusement, la platitude de la manifestation cinématographique de leur postulat prive de toute vraisemblance métaphysique cette sorte de duo de conte mythique sur le dégoût des femmes (pour cause de leur sexe), « comme si le cinéma lui-même résistait à l’expression de l’assimilation grossière de l’obscène au sacré, au désir de viol et au passage obligé par un masochisme de pacotille pour atteindre l’extase… » (Prédal, 2001, p38).
Les manifestations organiques, propres au cinéma de Catherine Breillat, sont passées de la force de l’empreinte (gros plan sur les cuisses d’Anaïs inondées d’urine à la vue de son agresseur, symbole de la bougie, de la cire et de l’encre rouge pour Alice d’Une vraie jeune fille) à la démonstration (le sang menstruel devenu véritable hémorragie d’Anatomie de l’enfer). La provocation de la représentation sexuelle est aussi anéantie par l’idée préconçue que l’argent, d’ailleurs très présent et de manière beaucoup plus fine dans tous les autres films, devrait par nature souiller le sexe (Rocco Siffredi renonçant en sanglots à l’argent) ou par l’idée que le besoin de respectabilité (femme et enfant dans Romance X) s’arrête là où est le désir. Ces choix scénaristiques s’accompagnent d’un intérêt nouveau pour le gros plan de sexe nu, offert aux regards, et pour des scènes traditionnelles du cinéma érotique et pornographique (déshabillage, voyeurisme ou mascarade sado-masochiste restés en dehors de l’initiation des jeunes filles) et non plus aux scènes de relation sexuelle. Symptomatiquement, l’homme se retrouve, une fois de plus, habillé devant une femme nue, offerte.
Le seul intérêt d’Anatomie de l’enfer est de poser des équivalences, difficilement soutenables, démontrant que les organes génitaux ne sont qu’une partie du corps humain parmi d’autres, bien qu’il demeure une forte différence dans leur représentation : la bouche d’une jeune femme pleine de sperme et celle d’un homme buvant le sang menstruel provenant d’un tampon ; l’apposition du rouge à lèvres sur les parties génitales de sa partenaire et sur sa bouche ; la pose d’un tampon et l’introduction d’un manche de fourche. Mais en dehors de cette adéquation théorique et de « l’exorcisme » de la vue du sexe féminin que le cinéma de Catherine Breillat ne parvient pas à sublimer, on peut regretter que la recherche de l’émotion sexuelle inédite au cinéma, regroupant impudeur et honte assumées, se soit transformée en froide inspiration picturale : soucis des cadres de l’homme devant la mer déchaînée ou du corps nu et toujours blanc de la femme que le partenaire vient « rougir » par la violence de son contact… Il est aisément perceptible qu’Anatomie de l’enfer prolonge le travail d’épure et d’inspiration picturale de Romance X (premier de ses films en studio) par l’austérité des décors, les archétypes du scénario, le symbolisme outrancier des couleurs, la disparition du contexte social et des conventions dramatiques. De ces deux films demeurent la beauté figée d’un tableau de chair blafarde que la mise en scène semble avoir contraint au temps de la pause du modèle du peintre. Tout se passe comme si Catherine Breillat avait oublié de se méfier du risque qu’elle énonce elle-même dans le dialogue de Romance X : « quand on voit que le mystère n’est qu’un amas de tripes : la femme est morte ! » Le sexe féminin sans la femme au bout de sa quête : voilà une image et un lieu qui s’approchent du trou, dont l’esthétique abrupt ennuie plutôt que gêne.
L’abus de langage qui dans la narration de ses histoires d’amour préfigurait l’épuisement du couple (ravivant la mémoire de La Maman et la putain de Jean Eustache), a trouvé un point de non-retour dans la voix off d’Anatomie de l’enfer. Relais malheureux de l’omniprésence des mots et des confidences des amants (qui pouvaient contredire les actes), cette logorrhée tend au délire verbal pour justifier des fantasmes hissés à la hauteur de tout un scénario. Enfin, l’explosion de la métaphore, déjà présente dans le décès de Frédérique (Parfait amour !) ou le viol d’Anaïs (À ma sœur), ne peut plus surprendre dans ses deux films puisqu’elle les enferme dès leurs aurores : la couleur unique omniprésente de l’appartement blanc aseptisé, des tenues de l’héroïne et de la chambre d’accouchement de l’hôpital et le « suicide » du père pour sur-signifier la pureté dans Romance X. Cette systématisation de la couleur (le blanc de la pureté) et du champ sémantique (pureté, pur, purifier, métaphysique…) rejoignent la bêtise essentialiste patente des énoncés d’Anatomie de l’enfer (exemple : « elle donne la vie ; il donne la mort et donc la vie éternelle »). Pour conclure cette critique acerbe des deux films, nous pouvons dire que du côté de la cinéaste, comme de ses images (les inserts de gros plans de vulve d’Anatomie de l’enfer), l’aube d’un changement d’inspiration qui s’annonce est du meilleur augure.
Parfait retour !
« Je ne crois pas réellement à l’être aimé. Il y a un sentiment, une exaltation amoureuse, de la fiction. Mais si on ne fait plus cet effort de fiction qui rend les neurones plus actifs, qui vous illumine et vous rend désirable et illuminé, c’est fini. Le sentiment amoureux n’est qu’un sentiment de fiction et la fiction demande tout de même un effort. »
(Breillat/Vassé, 2006, p44)
À rebours d’une projection idéaliste des rapports homme/femme, y compris féministe, Catherine Breillat construit une image où la violence psychique issue du désir, mais jamais étrangère au consentement, remplace la traditionnelle violence physique du cinéma érotique (masculin) dominant. La cinéaste transforme la figure de la passivité sexuelle féminine en rite initiatique d’abord volontairement consenti, puis avec l’âge des femmes et de son cinéma, en une construction fantasmatique assumée. Guidée par la fascination pour une « mécanique » que le cinéma de fiction ne pensait pas pouvoir convoquer quand bon lui semble, elle tord le coup aussi bien à l’idée que les sentiments facilitent la « mécanique » de l’amour qu’aux visions approximatives de la sexualité et du désir féminin véhiculées par le cinéma. La ressortie intégrale de ses longs métrages en copie film sur les écrans du Champo permet à l’artiste consacrée par son esthétique et le fleuron des scandales successifs, de présenter au public les films aujourd’hui invisibles du début de sa carrière : Une vraie jeune fille (1975), Tapage nocturne (1979), 36 fillette (1987), Sale comme un ange (1991) et Parfait amour ! (1996).