En réunissant des écoles cinématographiques et des inspirations littéraires et culturelles jusqu’ici hétérogènes, Une vieille maîtresse est un nouveau film abouti et définitif sur l’amour et l’érotisme, selon Catherine Breillat.
Au XIXème siècle romantique, l’amour est devenu un sacerdoce dont on devine l’issue tragique, plutôt qu’une ensorcelante stratégie. Promis devant l’autel à une chaste et somptueuse vierge blonde (Hermangarde – Roxane Mesquida), Ryno de Marigny doit cesser la liaison singulière qui le lie depuis dix ans à la brune diablesse, la Vellini (Asia Argento), dont les talents érotiques et le caractère trempé ont autrefois retenu auprès d’elle bien des aristocrates parisiens. Cédant à l’attrait du tableau de son futur couple, le gentilhomme désargenté tente de (se) convaincre la marquise de Flers, grand-mère de sa belle, vieille femme friande de l’histoire de sa liaison passée, qu’il renonce, par ce mariage d’amour, définitivement à sa vieille maîtresse.
En adaptant le roman éponyme de Barbey d’Aurevilly dont l’histoire, située en 1830, est quasi contemporaine de son écriture (1845 – 51), Catherine Breillat a trouvé le sujet parfait pour que le style littéraire de ses dialogues, les images syncrétiques de son cinéma et son humour féroce puissent servir deux générations successives : le libertinage des Lumières, type la grand-mère d’Hermangarde, « furieusement XVIIIe », et le romantisme des unions sacrées, qui, aux yeux des adeptes du libertinage, aura toujours l’aveuglement de croire au mariage et à l’amour en termes de dénouement.
Les deux grand-mères du film, le beau Ryno et sa vieille maîtresse de 36 ans guident leurs conduites et leurs conseils selon la stratégie épistolaire des Liaisons dangereuses, dont la lecture suscita tant de plaisir au siècle précédent. D’ailleurs, symptomatiquement, c’est la lettre du milieu du film, si bien commentée par l’intrigante comtesse d’Artelles, qui fait redémarrer l’intrigue. C’est sans doute aussi le souvenir de cette bible du libertinage qui inspire l’autre couple de vieux amants du film, celui que forme la comtesse d’Artelles (Yolande Moreau) et le vicomte de Prony (Michael Lonsdale). Véritable chœur de commérage, les commentaires et les dialogues de ces témoins malveillants du mariage en préparation, ouvrent et concluent le film.
Face à eux, se dresse l’innocence naïve d’Hermangarde qui ouvrira prestement les portes de son église où résonneront les condamnations religieuses de Saint Mathieu et de l’épître aux corinthiens contre l’adultère. Peu loquace et peu cultivée, Hermangarde choisit dès ce moment-là de vouer sa vie de femme à incarner l’épouse légitime au risque, si elle devient femme trompée, de devoir trouver les silences et les regards courroucés d’un nouveau rôle.
On découvre la vieille maîtresse, sur son lit, la poitrine libre, dans une belle robe d’intérieur dorée et clinquante. Elle porte déjà avec elle une atmosphère orientale, chère à l’érotisme de l’époque de l’auteur du roman, qu’on retrouve dans le tragique intermède algérien du film. Son physique mauresque s’oppose à la pâleur de la peau d’Hermangarde et à l’inverse de sa rivale, ses vêtements dissimulent beaucoup moins son corps. Privée d’une beauté évidente, la Vellini sait troubler derrière un éventail, derrière un déguisement de diable ou travestie en homme. Ses entrées et ses sorties sont fracassantes (à l’opéra) ou ludiques (le jeu des jeunes amants au seuil de la porte). À défaut d’un corps admirable, elle joue de sa persona, seul véritable mystère de cette histoire. Objet principal de la conquête de Ryno de Marigny dans la première partie du film, située à Paris, la Vellini, devient le moteur de l’intrigue amoureuse dans la seconde partie du film, tournée en Bretagne, sur l’île de Bréhat. En le poursuivant dans sa retraite conjugale, elle met la sincérité des sentiments de Ryno à l’épreuve. Sa robe rouge, son collier corail, son style passionné et suicidaire contraste avec le bleu qui domine l’horizon et les vêtements du couple parfait. Cette héroïne orgueilleuse et indomptable est un personnage essentiel au huis clos de Catherine Breillat pour trancher l’esthétique naturaliste du récit de mœurs et du contrat libertin. La Vellini déchire le ton du film lorsqu’elle lèche le sang de la plaie de son amant ou lui inflige des coupures et des coups de cravache dont les stigmates ne résistent pas à leur singulière action symbolique. De là, le lien du sang symbolique au sang réel (l’extraction de la balle provenant du pistolet du mari renseigné, les saignées du médecin censées guérir le blessé et le sang de la fausse couche) créé un équilibre périlleux mais brillant comme l’était celui créé autour du fantasme de viol d’À ma sœur.
Le beau Ryno (Fu’ad Aït Aattou, magnifique découverte du film), au visage littéralement dévoré par ses lèvres et au physique romantique, rejoue l’image des jeunes hommes de la Renaissance des tableaux du Titien, de Lorenzo Lotto ou de Giovanni Bellini. Il est écarté entre un idéal romantique et l’amour libertin, la pureté têtue et la passion brocardée, capable, selon le cynisme libertin, de prolonger les étreintes légitimes. Devant sa future grand-mère, Ryno confesse en tête-à-tête l’histoire de sa liaison : la comédie passionnelle et les fièvres de la chair. La curiosité de la vieille dame est un relais humoristique que jouent à merveille les yeux pétillants et le corps affalé de Claude Sarraute. Pour le bonheur de la Marquise de Flers, il détaille les cinq étapes de sa conquête : la rencontre des amants, où la traditionnelle bande son, censée magnifier les deux visages transis d’amour en les isolant des bruits extérieurs, oppose le commentaire désobligeant de Ryno à la Vellini qui le scrute en léchant trop scrupuleusement son cornet de glace ; le second rendez-vous fortuit chez un ami commun ; la bravade à cheval, figure possible du viol selon Breillat ; le duel avec le mari renseigné et enfin la reddition physique dans le lit du blessé.
L’adaptation fidèle aux dialogues du roman est portée par de nombreux plans de visages qui donnent le temps aux spectateurs de lire l’émotion sur les traits des acteurs. Catherine Breillat confirme ainsi aux sceptiques que ce n’est pas la captation des sexes qui la taraude mais bien la captation de l’émotion, indéfectiblement liée aux visages. Une autre des grandes réussites du film est, par la conjugaison d’un Paris étriqué et une province désertée, l’attachement de la cinéaste à un certain naturalisme dans la reconstitution d’époque. Catherine Breillat valorise l’économie (plutôt que l’opulence) des décors. Elle laisse les matières nourrir l’atmosphère du film avec la pierre blanche des appartements aristocrates parisiens éclairés à la bougie et la pierre brute de la Bretagne.
Catherine Breillat est sans nul doute consciente de l’ironie imbriquée dans le plaisir irrépressible qui pousse la grand-mère d’Hermangarde, selon ses propres mots, à voir dans le couronnement de l’amour romantique des jeunes gens son chef-d’œuvre. Avec Une vieille maîtresse, la cinéaste continue de bousculer les inerties de l’amour au cinéma. Depuis Catherine Breillat, il n’y a plus de vierge sans désir et la triade, passivité, viol et masochisme, peut être une pose volontaire dans le fatum du désir hétérosexuel féminin. Après avoir vu Une vieille maîtresse, on professera avec moins d’assurance qu’« on ne trompe pas quelqu’un que l’on aime avec quelqu’un que l’on n’aime plus », la faute à l’habitus ou au plaisir de la bataille… Le transfert du lieu de bataille du public au privé, pour la reddition des consciences libres et la soumission des corps, est cher à la cinéaste. Elle l’illustre une fois de plus à l’occasion d’une très belle séquence où chacun des amants veut terrasser l’autre, chacun à son tour, en le faisant jouir et en l’accablant de paroles. Leurs deux orgueils invincibles se défient, et au milieu surgit l’ombre de celui d’une autre, « qui a cédé dans un torrent de larmes et sans desserrer les jambes ».