La découverte de L’Été dernier confirme en grande partie les impressions déjà relatées ici même au moment du Festival de Cannes : jusqu’à un coup de théâtre qui intervient assez tardivement, le film avance masqué et paraît un peu en deçà de lui-même. Sur le thème du désir incestueux d’une femme pour son beau-fils, il enchaîne même toutes les scènes attendues (déni de l’éveil sensuel, premiers frôlements, premiers pas) jusqu’au passage à l’acte fatal. Dans la construction dramatique de sa première partie, comme dans le traitement très elliptique des scènes d’amour, L’Été dernier n’a donc rien de franchement singulier, ni de « sulfureux » – pour reprendre un adjectif qui colle aux films de Breillat depuis Romance ; il suit même trop sagement son cours et s’empare d’un sujet bien moins scandaleux que tout simplement bourgeois, dont Anne Fontaine a d’ailleurs livré une version presque glamour, il y a une dizaine d’années, dans Perfect Mothers.
C’est pourtant dans sa collision avec ce cadre bourgeois ronronnant que l’art de Breillat fait merveille. D’abord, parce que la culpabilisation d’Anne, le personnage de mère incestueuse incarné par Léa Drucker, est subtilement prise à rebours dans plusieurs scènes d’aveu : devant le mari, puis devant le beau-fils accusateur, et enfin face à l’avocat chargé de défendre les intérêts de celui-ci. Dans toutes ces séquences, Anne cherche bien moins à affronter la vérité de son désir qu’à préserver les apparences : nous savons évidemment que tout ce qui lui est reproché a bien eu lieu (c’était l’une des fonctions de la très programmatique première partie : authentifier la naissance d’un désir jusqu’à l’acte sexuel) mais nous découvrons que rien n’a eu lieu tel qu’on a pu le croire. Lorsque, mise à mal par les accusations de son mari, Anne avoue que « c’est ignoble », elle paraît d’abord se juger elle-même avant de jouer les belles-mères indignées, campant ensuite sur cette position jusqu’à la scène finale.
Rhétorique de l’aveu
Réduit pourtant à ce retournement de situation, L’Été dernier pourrait n’être qu’un film malin et habilement ficelé, reposant en grande partie sur l’intelligence de son scénario. Ce serait oublier à quel point le cinéma de Breillat est capable de faire briller ses acteurs, à commencer par Léa Drucker, qui livre une performance fascinante, à travers laquelle le film semble sonder le gouffre qui sépare le désir de sa verbalisation. Dès la séquence d’ouverture, Anne, qui est elle-même avocate, apparaît comme un personnage maîtrisant la rhétorique de l’aveu ; on la voit soumettre une adolescente victime de viol à un interrogatoire froid, factuel, impitoyable (combien de rapports sexuels ?). Quand elle se retrouve ensuite dans la position de l’accusée, sa parole, loin d’éclairer la nature de son désir, ne cesse de le contourner, voire de le retourner contre son objet, à la manière de Phèdre accusant Hippolyte de l’avoir souillée. La comparaison avec la première grande tragédie française de l’inceste s’arrête pourtant là car, loin de viser la grandeur de l’émotion tragique, le film ne cesse au contraire de ramener son drame à un mauvais jeu de rôles, raillant aussi bien le mari cocu et dupé que l’éphèbe, qu’on aurait pu confondre un instant avec l’ange blond de Théorème.
Ce qui fascine au fond dans L’Été dernier, c’est la perversité du jeu autour de la notion d’abus. Dans chaque scène d’amour, jusqu’à la dernière – la plus sombre et la plus belle – Anne ferme les yeux : rien de ce qui s’est joué avec son jeune amant ne pourra donc être disséqué ou examiné par la rhétorique judiciaire, à travers les différents dispositifs de comparution que le film met en place, notamment lorsque le mari organise une confrontation dans le salon de la maison familiale. La bonne épouse indignée et moralisatrice et la belle-mère séductrice couchent littéralement dans la même maison et finissent même par se confondre dans l’ombre insaisissable qui gagne peu à peu le film, jusqu’à une séquence finale que Breillat elle-même qualifiait de « caravagesque » (cf. entretien récent aux Cahiers du cinéma). Du petit drame bourgeois à la grande peinture baroque italienne, le film accomplit un parcours assez impressionnant. Perchée sur ses talons hauts et habillée de robes claires qui soulignent la blancheur de sa peau, Léa Drucker le traverse crânement ; il faudrait voir et revoir L’Été dernier rien que pour retrouver, dans chacune de ses apparitions, le plaisir du jeu et de l’ambivalence.