En 2006, Wang Quan’an avait remporté l’Ours d’or à Berlin pour Le Mariage de Tuya. Comme ce dernier (les deux films sont très proches par leur thème et leur traitement), La Tisseuse est un film qui nous laisse quelque peu perplexe : un de ces films dont on sent qu’il pourrait être très beau, mais qui laisse sur sa faim. On attend de Wang Quan’an qu’il prenne un peu plus de risque, et qu’il expose davantage son actrice, Yu Nan (Le Mariage de Tuya, Une famille chinoise, Speed Racer). Il y a quelque chose d’un peu trop lisse, une distance qui ne semble pas tout à fait de parti pris, mais plutôt de maladresse. Espérons que le film présenté cette année au festival de Berlin (Tuan Yuan) sera plus audacieux.
Lily (Yu Nan) entre en scène comme une Furie. Elle traverse l’usine de tissage au milieu du bruit assourdissant des machines, rageuse, vindicative : on lui a baissé son salaire, car elle a mangé sur son lieu de travail. On vient de lui en montrer la vidéo. Nous ne verrons jamais ces « on », acteurs anonymes d’une transformation accélérée, si accélérée qu’à la fin du film, l’usine de tissage, symbole d’un monde révolu, aura déjà fermé. Cette disparition est annoncée dès le début, tout comme celle de Lily. La jeune ouvrière s’est effondrée, et le verdict du médecin est implacable : cancer du sang. Wang Quan’an tisse ensemble l’histoire nationale et l’histoire intime, au point que la maladie de Lily ne peut qu’être vue comme la métaphore du mal qui ronge la Chine. Dès lors, Lily est comme étrangère à elle même, indifférente, aussi, à ce qui l’entoure, mari et enfant compris. Et elle part à Pékin à la recherche de son premier amour.
C’est un voyage dans le temps, donc, qu’accomplit la tisseuse. Notons la tragique ironie d’un métier qui n’est autre que celui des Parques, ces déesses qui tissent et rompent le fil de la vie des hommes. Le présent, celui de Lily, celui de la Chine, est sous le signe de la rupture (du fil), de la décapitation (superbe scène où Lily pose sa tête sur les rails, victime sacrificielle du train en marche), de la disparition. Mais les temps sont brouillés : Lily retrouve certes son premier amour dans une usine où l’on fabrique des tissus aux motifs chatoyants : « des tissus imprimés si éclatants provenant de si vieux ateliers me semblaient la description adéquate de leur amour », dit le cinéaste dans un entretien. Mais ces tissus sont un mirage, car on ne revient pas dans le passé : c’est sur des ruines que marche Lily, au sens propre comme au figuré. À côté des ruines, il y a cette tour de la CCTV, construite pour les JO : observée en contre-plongée depuis le taxi qui l’emmène dans Pékin, comme un spécimen bizarroïde d’une modernité incompréhensible. Les temps sont brouillés : on ne revient pas dans le passé, certes, mais c’est lui qui « fait retour » dans le présent, comme le symptôme de quelque chose de mal digéré, qui ne veut pas passer, justement. Il est là, omniprésent, dans cette chanson – « La tisseuse » – chantée par les chœurs de l’armée rouge lors de leur voyage en Chine en 1960, et reprise ici plusieurs fois par les ouvrières. Un chœur d’ouvrières, qui, comme dans la tragédie antique, fait résonner le destin fatal de Lily en le situant dans l’histoire collective et en l’enracinant dans le passé. Mais ici, la fatalité est sociale : si Lily court inéluctablement à sa mort, c’est parce que les soins coûtent trop cher. Entre ce passé qui ne veut pas passer et une modernité qui les oublie, les personnages du films – tisseurs, vendeurs de poissons, etc. – tournent en rond, errent. Les tisseuses vont dans des dancings glauques, le soir, pour arrondir leurs fins de mois et oublier le présent, en tournoyant avec des clients.
Comme dans Le Mariage de Tuya, Wang Quan’an plonge la fiction dans une réalité qu’il veut documenter : celle de cette banlieue de Xi’an, capitale de la province du Shaanxi, celle d’une certaine Chine contemporaine, à deux vitesses. C’est un diptyque qu’il réalise avec La Tisseuse : un portrait de femme (porté par la belle interprétation de Yu Nan) et un tableau de la Chine. Tout se passe, au niveau de la mise en scène, comme si Lily cherchait à se détacher du tableau. D’un côté, on a des cadrages frontaux, éloignés, qui englobent d’un regard distancié, quelque peu ironique, les « groupes » : les tisseuses qui chantent en chœur, les touristes massés sur la plage, attendant gentiment qu’on leur accorde trente minutes de liberté pour à peine s’éparpiller sur l’immense étendue de sable, les danseuses du night-club, alignées sur un banc. De l’autre, il y a ces gros plans, sur Lily notamment, mais pas seulement, ces plans séquences, cette caméra plus « libre » qui vient chercher l’individu, scruter les émotions, faire des portraits ou suivre des trajectoires (comme le beau séquence d’ouverture). Mais il n’était peut-être pas utile d’affubler Lily d’un cancer pour faire d’elle comme un miroir de la Chine, pour la désigner comme victime. Il y a là quelque chose de contre-productif, au sens où le cancer, supposé jouer comme métaphore, attire un peu trop l’attention en soi et pour soi : la souffrance de Lily ne gagne rien à être rattachée à un mal trop facilement « pitoyable », qui déplace le propos du film. Non pas que Wang Quan’an recherche le pathos par la monstration de la souffrance physique : par chance il ne tombe pas dans cet écueil, et la maladie de Lily est même étrangement abstraite de ce point de vue, ce qui permet de la situer sur un niveau à la fois plus métaphysique (l’angoisse devant la mort) et social. Il n’en reste pas moins que le cinéaste ne parvient pas tout à fait à tisser ensemble le propos social et le portrait d’une femme confrontée à la mort, et donc à sa vie et à son passé, si bien que l’on a le sentiment qu’il effleure l’un et l’autre et ne convainc vraiment sur aucun des deux. La maladie de Wang Quan’an est comme la pierre d’achoppement du film : comme si Wang Quan’an n’avait pas tout à fait assez confiance en lui-même, et en son spectateur, au point de devoir redoubler son film d’une « ficelle » scénaristique inutile.