Avant de trouver le chemin de la distribution en salles, Violent Days a voyagé plusieurs années autour du monde, de festivals en festivals (dont, dès 2004, Entrevues à Belfort, où il obtint le Grand Prix). Si elle a tout de l’OVNI cinématographique, la proposition de Lucile Chaufour a bien d’autres qualités à faire valoir que celles d’une bête de foires un peu monstrueuse : un film rare et dense, duquel émerge puissance et mélancolie.
À quoi ressemble Violent Days ? Certainement pas à la série Happy Days (souvenez-vous du charismatique Fonzie ou de Richie, le niais interprété par Ron Howard), fameux programme du petit écran. Et pourtant, il pourrait bien y avoir là de la part de Lucile Chaufour une boutade et un clin d’œil ; pour évidemment mieux prendre le contre-pied exact d’une entreprise télévisuelle de divertissement formatée et lisse. Car on est en présence d’un objet rugueux, aussi bien en matière de cinéma que de regard sur le monde. Violent Days est une plongée chez les rockers, des vrais, des durs. On découvre un groupe d’amis dans un appartement, trois gars et une fille blonde platine, devant un monticule de kro et dans une ambiance rock’n’roll quoiqu’un peu no future. Une des bouches pâteuses tente de pousser la chansonnette en version originale. Si l’on passe ensuite au français, la diction s’avère toujours aussi hésitante.
Le film pourrait être l’équipée un peu sauvage (en Renault 18 s’il vous plaît !) de ce quatuor en direction du Havre pour y assister à un concert. Mais un dispositif documentaire vient rapidement s’intégrer à cette partie fictionnelle. Parfois à l’image, souvent par le son, on y évoque le phénomène des bandes des banlieues, des communautés qui avaient la condition ouvrière (« On tapait du bourgeois » dit l’un des intervenants) et le rock comme ferments, avec bastons, picole et belles nénettes pour trinité. Les media inventèrent en 1959 l’expression « blousons noirs » pour évoquer ces jeunes voyous réunis dans des bandes rivales qui saccageaient et s’affrontaient allègrement. Toujours dans les bons coups, Maurice Papon, alors préfet de Paris, se demande alors s’il ne faut pas interdire le rock’n’roll.
Entre cette fiction qui se joue et cette part documentaire, Lucile Chaufour organise des frontières très floues, le spectateur doit faire avec. Un dispositif qui, autour de la question du réel et de et son simulacre, aurait à voir avec Close Up de Kiarostami et Peter Watkins. Également avec Cassavetes (le noir et blanc granuleux est une citation évidente de Shadows) ou le Godard tendance sociologue de la seconde moitié des années 1960, particulièrement Masculin féminin et Deux ou trois choses que je sais d’elle. Ici, les deux registres, documentaire et fiction, se répondent pour former, l’un pour l’autre, une chambre d’écho ; même si le documentaire amplifie davantage la fiction que le contraire. Cet enchâssement ne peut donc être tenu pour une coquetterie, il permet de dresser tout un pan d’une histoire socio-culturelle aux résonances politiques très fortes : un kaléidoscope de la jeunesse ouvrière de banlieue et de sa condition, la question du racisme, les rapports hommes-femmes, notamment avec le portrait de cette Marilyn aliénée superbement interprétée par Serena Lunn. D’une beauté hollywoodienne éclatante, elle est sans doute en devenir, à moins d’une hypothétique sortie de milieu, l’une de ces matrones fatiguées que l’on entrevoit par ailleurs. Plus indirectement politique, mais aussi plus subtilement, est le lien aux mythes et au rêve entretenu par les protagonistes, aussi bien dans la fiction que dans le documentaire. Il est ici question de l’Amérique, de sa musique et de son cinéma (particulièrement ses blondes), comme terre promise inaccessible, mais une part de rêve qui rendrait supportable une existence dont les perspectives peu enviables se situent entre aliénation et déterminismes sociaux, avant de déboucher sur les désirs les plus normés : un pavillon, un grand jardin. Comme dans Happy Days…
Si tout semble d’abord limpide au niveau temporel, on est progressivement le sujet d’un brouillage d’ordre chronologique. La certitude de se trouver à la fin des années 1970 ou au début des années 1980 se trouve progressivement fragilisée, surtout lors de ce concert au Havre. Lucile Chaufour organise une mise à plat temporelle d’environ trois décennies (grosso modo de la fin des années 1970 au début du XXIe siècle), notamment en mettant en présence ces rockers blancs-becs avec des immigrés africains. Variation du contenu social d’un espace, lutte pour l’occupation d’un territoire, c’est sans doute encore en direction du cinéma américain qu’il faut lorgner. Particulièrement vers Sam Peckinpah, ses westerns mais pas seulement. Ici aussi on tourne autour de l’idée d’un changement de paradigme dont on retiendra, pour les uns comme les autres, le goût âcre et poignant d’un héroïsme pathétique.