On pourrait dire, stéréotypes à l’appui, que la coproduction suédoise de Masculin, féminin a influencé Godard en lui faisant filmer la dépression de la jeunesse française, en pleine période d’élections présidentielles. Après Pierrot le fou, tout en couleurs, le réalisateur applique à son long-métrage une méthode inspirée des sondages : un questionnement incessant dont le résultat est bien éloigné d’une catharsis, voire même d’une expression personnelle.
Alphaville se présentait comme un film de science-fiction qui s’interrogeait sur le devenir des émotions dans une société technique qui cherchait en permanence à les rationaliser. Une année passe, et Jean-Luc Godard est déjà en train d’examiner ce nouvel outil de représentation qu’est la sociologie. Cette science avait déjà fait son entrée dans le travail du cinéaste avec Vivre sa vie, qui s’appuyait sur une étude de la prostitution, mais avant tout sur son iconographie. D’autres avait déjà tenté l’expérience du « film sociologique », comme Jean Rouch et Edgar Morin dans leur Chronique d’un été en 1961, mais Godard l’intègre à un scénario : contrairement à ce que l’on a pu dire, l’homme aime les histoires.
Pour Masculin, féminin, il choisit ainsi deux nouvelles de Maupassant, La Femme de Paul et Le Signe, dont il conserve surtout, outre le dénouement tragique, l’« infranchissable abîme » entre les deux protagonistes, Madeleine et Paul. Chantal Goya, alors l’une des chanteuses yéyé les plus vues, et Jean-Pierre Léaud, acteur prometteur et déjà courtisé, sont choisis par Godard : ce que souhaite le cinéaste, ce sont déjà des représentations culturelles de la jeunesse qu’il s’apprête à filmer. Dans le même mouvement, tout comme il avait investi la Maison de la Radio pour Alphaville, Godard s’empare cette fois de la rédaction du tout récent magazine Mademoiselle Âge Tendre, dont le lectorat s’apparente en partie à cette même génération. Tous compris dans la catégorie des « 21A », les personnages de Masculin, féminin sont qualifiés, avec une formule qui fera un carton, d’« enfants de Marx et de Coca-Cola ». Soit Paul, syndicaliste et militant anti-américain, mais employé à l’IFOP, et Madeleine, jeune chanteuse et pur produit de consommation, condamnés à ne pas s’entendre.
Dans Masculin, féminin, les flirts s’apparentent à des interrogatoires, où les personnages sont isolés dans un cadre imperturbable qui masque en partie ou en totalité le questionneur. Ce dispositif de dialogue unilatéral réapparaîtra dans La Chinoise, mais Godard l’injecte déjà dans Masculin, féminin : les questions seront posées aux acteurs directement par le réalisateur, grâce à une oreillette, tandis que le script ne sera dévoilé qu’en quelques phrases. Sûrement la raison pour laquelle les acteurs principaux, presque face caméra, ont un jeu si minimal, voir peu assuré. Dans les multiples cafés traversés, notamment dans un plan-séquence de toute beauté assuré par Willy Kurant (malgré la très lourde caméra Mitchell), pas de danse affriolante façon Bande à part ou Une femme est une femme, malgré le yéyé rythmé de… Chantal Goya et son mari, Jean-Jacques Debout. Pas de bande donc, juste des individus à part, incapables de partager plus que quelques blagues salaces : ce tiraillement produit un désespoir, comme celui de Paul, coincé entre Madeleine, charmante jeune femme vouée aux pires manœuvres de la société de consommation (et « résumée » en quelques secondes par Paul lui-même), et ses idéaux révolutionnaires. En suivant ce dilemme amoureux somme toute plutôt classique, JLG fait aborder à ses personnages tous les sujets brûlants de l’époque : contraception, sexualité, Vietnam, le tout subtilement baigné par la possibilité du suicide, qui revient régulièrement dans Masculin, féminin. Avoir 21 ans en 1965, c’est vivre les élections présidentielles qui opposent Charles de Gaulle à François Mitterrand comme un événement dont la jeunesse est d’emblée exclue. À sa sortie, le film est interdit aux moins de 18 ans : quasiment une preuve de justesse.
Malgré ce statut de « film sociologique » qu’il serait vain de vouloir masquer ou nuancer, Godard ne se drape pas d’une neutralité paresseuse, pour laquelle les personnages ne serait que des supports aux différentes idéologies représentées dans la société française de 65 : si Paul est ainsi présenté comme un militant, il n’est pas dénué d’attitudes proprement qualifiables de « réactionnaires ». De plus, quand bien même le sondage pourrait prétendre à une objectivité, celui qui pose les questions, lui, n’est pas dénué de convictions. À ce titre, l’interrogatoire que fait subir Paul à la jeune « Mademoiselle 19 ans » s’avère particulièrement cruel : dans une scène une fois encore improvisée, Godard parvient à faire dire à la jeune fille toutes les idées en vogue au sein de la bourgeoisie parisienne, faisant d’elle une poupée vouée à répéter le discours de ses parents.
S’il vise l’autorité (notamment parentale, jamais montrée) Godard lui-même ne se fait pas d’illusion sur son statut de cinéaste confortablement installé à la tête d’un mouvement déjà vieux, la Nouvelle Vague : Masculin, féminin marque ainsi une distance critique avec les œuvres précédentes du cinéaste (« Ce n’était pas ce film que nous avions rêvé » lâche Paul, tandis que Brigitte Bardot fait une apparition dans son propre rôle), et signale son engagement à venir dans le groupe Dziga Vertov, un choix qui produira d’ailleurs quelques années plus tard une critique de la politisation, avec Caméra-Œil dans Loin du Vietnam.
Comme souvent pour les films de Jean-Luc Godard, Masculin, féminin exige une nécessaire contextualisation historique pour en saisir pleinement tous les tenants et aboutissants. Pour la postérité, la seule dernière réplique du film, prononcée par une Chantal Goya bouleversante d’innocence, mais soudain terriblement grave, suffira.