Imperméable aux étiquetages, la famille des films de Sophie Fillières s’agrandit avec Arrête ou je continue d’un nouveau rejeton difficilement classable. Après Un chat un chat (2009) qui affirmait la constance d’un cinéma loufoque et élégant mais strictement fondé sur la parole, le dernier né de la fratrie s’extirpe de la sophistication verbeuse où plafonnaient ses aînés. Comique de situation, plaisir du gag et sens de la littéralité burlesque viennent désormais ajouter à la subtilité des dialogues un soupçon de pitrerie opportun. Quand les extrêmes se touchent, la cinéaste conjugue finesse et bouffonnerie dans une fable de couple truculente et astucieusement ludique.
Figures de duels
Pour que commence un film de Sophie Fillières, il faut le théâtre d’une arène. Après les duels improbables entre un quinquagénaire angoissé et une jeune femme qui lui propose de tomber amoureux d’elle (Aïe, 2000, avec André Dussollier et Hélène Fillières), un écrivain en panne sèche et son futur sujet de roman (Chiara Mastroianni et Agathe Bonitzer dans Un chat un chat), la réalisatrice et scénariste claquemure sa nouvelle joute dans l’espace verrouillé et à priori plus ordinaire du couple en crise. Aux confins du train-train conjugal, entre séances de coaching sportif, réceptions et randos-sandwich, deux époux d’une quarantaine d’années partagent leur temps entre chamailleries et rabibochages de façade. Épuisée de rapiécer seule les lambeaux d’une complicité perdue depuis belle lurette, l’épouse prend la fuite au cours d’une balade en forme de huis-clos belliqueux, et trouve refuge dans la forêt. Drapée de la polaire et du k‑way de son mari, elle gagne dans sa fugue la condition de son redressement et le courage de prendre la décision fatidique. Au diapason de son personnage, le film sort des sentiers battus du scénario de couple et bascule dans un univers loufoque peuplé de figures farfelues. Coupé en deux, le récit pulvérise son duel initial en un cortège de petits sketchs où le comique de situation prend nettement le relais des dialogues dans la hiérarchie des leviers humoristiques. Souvent drôle, bien écrit, alternant les registres avec brio, le film oscille entre humour et mélancolie, au point de rendre ces deux sentiments judicieusement inséparables.
Figures de style
Contournant toute psychologie au profit d’un pur comique de situation, Arrête ou je continue emprunte à la tradition du fabliau le plaisir du bon mot et du rire gras. Jamais à court d’expressions communes et de locutions faisant images, le symbolisme goguenard de cette enfilade de gags combine fulgurance des dialogues et grossissement du trait, avec en point d’orgue un savoureux « Ça s’voyait sur sa gueule qu’elle avait envie de chier ! » vitupéré les pieds dans la gadoue par un Mathieu Amalric au firmament de son jeu comique. Sa raideur, l’énergie gesticulatoire, une forme de dérision dans la dépense, se confrontent avec le corps plus tendre et l’ingénuité d’Emmanuelle Devos. Lui est grêle, inflexible, minéral. Il s’appelle Pierre. Elle est plutôt bonne poire. Elle s’appelle Pomme. Et lorsque Pomme, complètement pommée, se retrouve littéralement “au fond du trou” dans la forêt, la récurrence de la gadoue figure l’indécrottable merdier dans lequel son couple s’est embourbé. Truffant son canevas de pastilles, de jeux de mots et d’images à double fond, le film voisine dans son ludisme avec une tradition burlesque de la catachrèse, chère à Tex Avery, qui consiste à représenter visuellement des métaphores passées dans le langage courant. C’est là que le comique entre dans une autre dimension, plus tangible qu’auparavant chez la cinéaste : celle du figuré sous toutes les tournures et à toutes les sauces.
Dans les excès parfois gênants d’une écriture consciente de sa virtuosité, le style de Sophie Fillières restait cantonné à un dispositif raide mêlant saynètes qui font plouf, fausse candeur et fantaisie poussive, le tout blotti dans une mise en scène sobre et desséchée. Cette fois-ci, le film travaille des enjeux de frontalité conformes à sa vocation de fable tragicomique, et déniche dans l’art de dresser ses tableaux quelques trouvailles simples dont l’élégance tranche avec la platitude du tout venant des comédies populaires. Reste à savoir si l’exercice fera exception ou prend résolument le virage d’un cinéma exigeant, léger et fédérateur.