Les titres de Sophie Fillières révèlent quelque chose de son cinéma : y défilent des proverbes amputés (Un chat un chat), des syntagmes qui débloquent (Grande Petite) ou des maximes sensées qui déraillent (Arrête ou je continue). On y voit s’y dessiner un art du détraquement discret qui consiste à déstabiliser de cadres proprets par l’intermédiaire de l’insensé. La Belle et la Belle renouvelle la méthode avec finesse. Margaux (Sandrine Kiberlain), une professeure de 45 ans en année sabbatique, rencontre par un concours de circonstances, une jeune femme (Agathe Bonitzer) qui lui ressemble, qui porte le même nom, et dont elle connaît la vie. Il n’en faut pas plus à ces deux personnages pour se reconnaître comme deux versions de la même personne à des âges différents. Il serait erroné et décevant de lire dans cet argument un simple conte moral sur les choix de vie et les regards rétrospectifs. Par son titre bégayant, le film annonce davantage les grandes qualités de son style, ce formalisme élégant et parfois désincarné qui explore ce que le redoublement peut avoir de poétique dans les subtiles variations qu’il sécrète. À travers son acceptation joyeuse de l’aberration, La Belle et la Belle joue une partition déroutante, en marge du réalisme, qui déstabilise le schéma établi du triangle amoureux et son bavardage.
Différence et répétition
Pour entrer dans La Belle et la Belle, il faut faire fi d’un prologue qui n’emprunte pas la bonne route ou, tout du moins, qui égare le spectateur vers les terres de l’étude sociologique peu subtile sur la jeunesse d’aujourd’hui. Agathe Bonitzer y joue à Ruzzle d’un air désabusé, puis elle échange des ragots sur sa soirée avec un argot calculé pour enfin danser sur Flavien Berger. Cependant, il suffit d’une scène face au miroir avec Sandrine Kiberlain et d’un geste esquissé par les deux comédiennes à l’unisson pour que l’on comprenne qu’il se joue, chez Sophie Fillières, une chorégraphie abstraite et très touchante sur le motif du duo. Chacune cherche à se reconnaître dans l’autre mais, dès le départ, ce sont les divergences qui frappent : leur physique tout d’abord qu’aucun artifice de maquillage ne rapproche, leur diction, mais aussi leurs habitudes et leurs goûts qu’elles ne cessent de se rappeler l’une à l’autre comme pour les faire exister. Pourtant, les deux femmes se retrouvent dans une série de scènes proches du gag à répéter les mêmes gestes ou à visiter les mêmes lieux (elles demandent toutes deux un autographe à une célébrité, la caméra filme leur rituel de réveil dans le lit du même garçon). Il y a là une façon de figurer, presque graphiquement, la division d’un sujet incohérent, fragmenté par le temps en une infinité de silhouettes étrangères les unes aux autres.
Triangle amoureux
Dans son film précédent, Sophie Fillières s’employait à défamiliariser la crise de couple en déportant le cocon traditionnel de la chambre à coucher vers une forêt de solitude où explosait la loufoquerie d’un affrontement qui allait au-delà du conjugal. La dernière partie de La Belle et la Belle transporte également les enjeux d’une relation de jeunesse et des potentielles jalousies qu’il pourrait engendrer vers un pays qui ressemble bien à celui d’Alice au Pays des Merveilles, une montagne enneigée où se joue une configuration et des échanges absurdes. La mise à distance des enjeux romantiques est installée auparavant dans le bavardage volontairement terre à terre qui accompagne les passages obligés de la comédie romantique : Margaux souligne la bave qui accompagne le baiser de son amoureux, la scène de rencontre dans un zoo a lieu sur fond de constat de l’absence des zèbres et l’acte sexuel est décrit comme faisant partie intégrante du « n’importe quoi » de la vie de l’héroïne. Cependant, c’est lorsque l’amant d’antan (Melvil Poupaud) emmène les deux versions de la femme aimée faire du ski qu’éclate vraiment la puissance fantaisiste du film. L’accident de Margaux qui la conduit à bégayer les mêmes mots sous forme de litanie ahurie sert alors d’axe de résolution. Le scénario ne s’acharne pas à nous expliquer l’inexplicable, il ne déploie pas de solution fantastique ni de stratagème temporel bien ficelé pour expliquer la coprésence des deux Margaux dans le même espace-temps. Au contraire, il continue à dévier, à jouer l’idiotie et le désordre avec plus d’insistance qu’auparavant. S’instaure alors une sorte de lien maternel revitalisé entre les deux personnages dans lequel la curiosité et le savoir voyagent dans les deux sens, sans sentimentalisme et sans franche nostalgie.