Grand Prix du festival de Sundance 2008, Frozen River souffre de quelques travers fréquents dans le cinéma américain étiqueté « indépendant », désireux de se montrer libéré des contraintes liées aux studios : en premier lieu l’appui sur un scénario étayé de tous les côtés afin qu’on puisse y reconnaître des motifs « universels » (mot galvaudé rimant souvent avec « consensuel » et « impersonnel ») et séduisants (car flattant l’intellect et un certain conformisme moral). La nouveauté relative que ces films proposent, sincèrement ou non, doit alors lutter constamment avec des béquilles consciencieusement agencées qui encadrent si bien la marche du récit qu’elles le corsètent, que la supposée indépendance se dilue dans un formatage qui ne dit pas son nom. Le récent et estimable The Visitor de Tom McCarthy parvenait avec effort à exprimer son propos par-delà des ficelles narratives assez convenues. Cette modeste réussite est malheureusement loin d’être une généralité, dans une branche majoritairement peuplée de films arrivistes jouant plus ou moins discrètement de leurs calculs de fabrication au point de réduire les promesses de leur projet (velléités de dénonciation, forme et/ou personnages non conventionnels, etc) à un pur attirail de camouflage, des éléments de décor plus ou moins luxuriants : œuvres de petits malins nommés, pour les plus cotés, Alexander Payne (Sideways), Jason Reitman (Juno), Jonathan Dayton et Valerie Faris (Little Miss Sunshine)…
La peur des terrains glissants
La débutante Courtney Hunt n’est pas à proprement parler une calculatrice du calibre des aînés susmentionnés, pas plus que son premier long métrage ne répond à la formule la plus visible de ce type de production naviguant entre autosatisfaction et calcul hypocrite (soit la comédie se vendant comme sympathique et intelligente, avec des acteurs solides sans le clinquant des stars). C’est plutôt à sa peur de rater ses premiers pas dans le long métrage, et plus généralement de la prédominance son désir de les réussir sur toute autre volonté de discours ou de proposition cinématographique, qu’on devrait attribuer le sentiment de manque de sincérité et d’intérêt qui se dégage de son Frozen River. De quoi a‑t-elle composé son scénario aux dehors prometteurs ? Ray, mère de famille vivotant dans un médiocre préfabriqué dans une ville du nord des États-Unis, a été abandonnée peu avant Noël par son mari parti avec l’argent du ménage, celui qu’elle avait économisé pour acheter un mobile-home et offrir à elle et ses deux fils un foyer plus décent. S’accrochant à son bout d’American dream, un concours de circonstances l’amène à collaborer avec Lila, femme un peu marginale de la tribu des Mohawk, dans un trafic d’immigrants clandestins entre le Canada et les États-Unis via un fleuve frontalier gelé. On voit bien quels thèmes, qu’on voit certes peu évoqués aussi frontalement à Hollywood, la réalisatrice-scénariste agite sur le papier, quels atouts elle annonce dans sa main : la quête effrénée du rêve américain, le rapport de l’Amérique du Nord à ses premiers occupants, l’exploitation de l’homme par l’homme, le tout gravitant autour de personnages féminins forts.
Mais voilà : à l’arrivée, aucun de ces éléments ne sera venu habiter le film qui semble ne s’en servir que comme touche exotique pour illustrer un scénario au propos balisé et désincarné. Ainsi, les évocations de la tribu mohawk, traitées de façon totalement anecdotique : Lila et ses proches eussent-ils été des WASP, le film n’en eût été changé en rien, à moins qu’il n’eût été délesté de ce douteux sentiment d’exploitation tiers-mondiste que leur apparition tend à inspirer (notamment au moment de conclure). Le basculement de la protagoniste dans une des activités criminelles les plus moralement condamnables pour des motivations matérielles faisait mine d’ouvrir grand la porte vers un regard critique sur le modèle social américain et ses dérives. Peine perdue, les seules questions que daigne creuser le scénario s’avèrent bien moins ambitieuses : Ray réussira-t-elle à s’offrir le mobile-home de ses rêves ? quel sera le prix moral à payer ? son âme sera-t-elle sauvée ? Elle est là, la béquille suprême du film, celle qui lui permet de ne pas se hasarder sur des terrains trop glissants pour lui : s’appuyer autant que possible à la question, fédératrice entre toutes (au moins auprès d’un certain puritanisme américain), de la rédemption de l’anti-héroïne égarée. Laquelle la trouvera à un prix s’étalant du moralisme convenu à un symbolisme des plus douteux, avec la traditionnelle trajectoire où la descente (sans trop de risques quand même) précède la remontée, la rencontre de trafiquants plus pourris qu’elle, le triomphe final de la loi, et même une résurrection de bébé la nuit de Noël… Et on ne pourra guère compter sur une mise en scène sans idées qui ne donne chair à rien (même le suspense inhérent aux traversées du fleuve gelé en voiture ne l’inspire guère), se contentant de son habillage de vérisme minimaliste (caméra numérique et éclairage naturel terne), pour dépasser les carcans de l’écrit et sortir de sa médiocrité ce premier film trop prudent et manquant, au fond, d’un réel désir de cinéma libéré.