Un « documentaire d’urgence » : c’est sous cette appellation que Même pas peur ! nous est présenté. Ana Dumitrescu a déjà fait preuve de cette volonté de filmer à chaud par le passé. Dans Khaos, les visages humains de la crise grecque, elle avait alors approché des intellectuels, des syndicalistes, mais aussi des inconnus, au hasard des rencontres. Cette transformation d’un événement abondamment relayé par les médias en témoignages du quotidien avait abouti à un film certes très imparfait, mais au sein duquel la pluralité des points de vue était tout de même à souligner.
Dès le lendemain de la « Marche républicaine » du 11 janvier, Ana Dumitrescu est donc repartie caméra au poing pour chercher des réponses à cette crise française sans précédent. Le résultat, bien peu concluant, vient nous rappeler que l’urgence concerne surtout la nécessité de s’interroger sur les enjeux contemporains de la relation entre cinéma et politique.
L’art du discours
Même pas peur ! est une suite presque ininterrompue d’entretiens à propos des grands sujets étayés par les médias depuis les attentats des 7 et 8 janvier. Ils forment ainsi un flot ininterrompu de paroles analysant, décortiquant, décryptant l’état de la France, esquissant des débuts de solutions. Historien, sociologue, professeur de science politique, politologue, analyste des médias, journaliste… Tout un panel de spécialistes, et pas des moindres, est convoqué pour nous expliquer ce qui se passe à l’échelle du pays. Leurs propos respectifs ouvrent des pistes de réflexion pertinentes, mais il faut bien se rendre à l’évidence : leur portée est systématiquement amoindrie par un montage qui, en les accolant les uns à la suite des autres, les transforme en un grand discours homogène. Tous parlent d’une seule et même voix qui n’est jamais contredite, si ce n’est par des extraits télévisuels introduisant le thème du chapitre suivant.
La structure reprend ainsi la chronologie de l’agenda médiatique français de cette période. Pour « répondre » à des propos de Nicolas Sarkozy ou de François Hollande, on parle beaucoup, tout en disant très peu. Plus grave : aucun regard, au sens cinématographique du terme, ne s’esquisse jamais. On explique le comportement des jeunes, mais où sont-ils dans le film ? La crise économique est citée pour responsable : où sont les chômeurs, les précaires ? On s’intéresse au voile islamique, or les seules femmes le portant sont une psychothérapeute et une humoriste se produisant dans une célèbre salle parisienne. Ici encore le problème ne vient pas de leur intervention même, on retiendra notamment les nouvelles difficultés à faire rire sur le sujet épineux du voile islamique. Mais tous sont abordés comme des porte-paroles, « interrogés », plus que rencontrés, plus que regardés. Et que dire de Halim Mahmoudi, dessinateur, que l’on voit à peine ? Il y a bien quelques-uns de ses croquis, pour appuyer le discours global, guère plus.
Sur toute la durée du film, chacun s’accorde à dire qu’il faut changer de regard sur la société française, qu’il faut combattre le libéralisme européen et s’atteler à la construction d’une société solidaire et multiculturelle. Notons la triste contradiction entre le discours et sa forme, moulée à l’image des productions télévisuelles les plus standardisées : une suite de bonnes paroles d’experts, rythmée par des plans de coupe sur les mains de la personne qui parle.
La Terre vue de la Lune
Serge Daney disait de la télévision « qu’elle dit vrai et informe absolument. A un détail près : le seul monde dont elle ne cesse de nous donner des nouvelles, c’est le monde vu du pouvoir (comme on dit la Terre vue de la Lune). » Constat ironique mais malheureusement courant, Même pas peur ! reprend à son compte ce mode d’énonciation télévisuel vertical, à l’instar des Nouveaux Chiens de garde, le ton pamphlétaire en moins. Cette réponse par des personnalités « légitimes », des experts, s’oppose à la parole d’autres experts, ceux du pouvoir politique en place. Il est d’ailleurs intéressant de relever l’omniprésence du « on » dénonciateur incarnant la terrible pensée majoritaire à combattre. « On pointe du doigt, on parle, on désigne » : mais qui est ce « on » ? Transparaît la télévision, la presse, les dirigeants européens, les politiciens et le Français moyen qui vote pour eux. La base de réflexion est donc biaisée : pour combattre un discours estimé majoritaire, peut-être faudrait-il commencer par l’identifier précisément, afin de mieux le combattre ou mieux, parvenir à s’en détacher.
Par moments, Ana Dumitrescu se risque à un regard tourné vers l’extérieur. Il faudra alors se contenter d’une majorité de plans au travers d’une vitre de voiture. On y contemple le paysage parisien intra-muros, ses boulevards, ses avenues, et ses grands monuments. Quand la réalisatrice pose pied à terre, c’est pour participer à des manifestations, filmant le cortège des syndicats, ou les désormais incontournables bougies au pied de la statue de la place de la République. La chanson « c’est dans la rue que ça s’passe » résonne alors étrangement, tandis que la rue du quotidien, celle en dehors des cortèges médiatisés, reste désespérément absente. On visitera bien une ferme urbaine, mais ce sera pour y constater que les animaux arrivent à cohabiter, eux, malgré leurs différences. C’était bien la peine.
La question de la parole représentative
Depuis la proclamation en 1968 de l’objectif du cinéma militant consistant à « réaliser une rupture idéologique avec le cinéma bourgeois », par « l’utilisation du film comme arme politique », le lien entre engagement et cinéma n’a eu de cesse d’être questionné. L’irruption du financement participatif des années 2000 et la démocratisation des moyens de productions cinématographiques ont permis d’espérer un nouveau rebond, et par là-même l’invention d’approches contemporaines. Financé en partie par un appel aux dons, et donc théoriquement émancipé de la frilosité des sociétés de productions étranglées par le rejet du documentaire de création à la télévision, Même pas peur ! illustre tristement cette difficulté à penser la forme en fonction du fond. D’une certaine manière, ce cinéma se retrouve dans la même impasse que nos systèmes parlementaires, dont la décentralisation n’aura pas réussi à renouveler la relation entre les citoyens et leurs instances de décisions. On regarde ce genre de film comme on glisse un bulletin dans une urne : pour affirmer un positionnement politique préexistant, tout en espérant que le message sera pris en compte « là-haut ». Ce n’est pas l’intention d’Ana Dumitrescu qui est en jeu : il n’y a pas à douter de la volonté sincère d’agir, d’autant plus qu’elle a à cœur d’accompagner ses films, et de les compléter par des débats avec le public. Il est malgré tout impératif de surpasser le règne des discours de porte-paroles, grand symptôme d’un cinéma militant épuisé, dont la visibilité dépend de la présence d’un « bon sujet » traité selon les codes les plus étriqués, quel que soit le mode de production.
Mais ne désespérons pas, le politique sait s’incarner dans de nouvelles formes, bien loin des habitudes actuelles du militantisme cinématographique. Cette année 2015 fut celle des rencontres avec les Stolbystes de Territoire de la liberté, les villageois de Sud eau nord déplacer, les passagers de Taxi Téhéran, les Magnifiques et les Pinsonneurs des Mille et Une Nuits. Les regards des cinéastes peuvent encore chercher entre les lignes en quête de collectif, de questionnements et de nouveaux axes de compréhension, par des formes libres et insoumises. C’est devant ces films que l’on a envie de crier « même pas peur ! », car ils portent à croire que le cinéma engagé, bien qu’en péril, pourrait bien se retrouver à l’avant-garde d’une nouvelle conception du politique.