L’Ours d’or décerné à Jafar Panahi lors de la dernière Berlinale aura bien vite fait de se transformer en récompense « politique », raccourci un peu facile qui permet à la fois de laver les consciences et de braquer les projecteurs sur Taxi Téhéran. Un mal nécessaire, surtout lorsque l’on considère que son précédent film, Closed Curtain, n’a jamais été distribué en France. Mais derrière tout cela se cache un film dont il serait injuste de minimiser la portée. Évidemment, continuer à exercer son métier de cinéaste met Panahi dans une position de résistant face aux autorités iraniennes – et il serait vain d’omettre cette dimension omniprésente dans ses trois derniers longs métrages – mais il semble nécessaire, afin de rendre honneur à son opiniâtreté, de considérer aussi Taxi Téhéran pour ce qu’il est : un film qui vient s’inscrire, dans toute sa cohérence, au sein d’une œuvre qui se joue de la perception du réel.
Terrain de jeu
C’est d’ailleurs un des éléments surprenants de ce nouveau long métrage : Taxi Téhéran est un terrain de jeu ouvert, qui laisse notamment entrer en son sein tout un pan explicitement cité de la filmographie du cinéaste iranien. La nièce de Panahi est une sorte de double de la petite fille du Miroir, le récit d’une femme arrêtée renvoie à un personnage de Hors jeu ou encore une réplique de Sang et Or, qui surgit au beau milieu d’une conversation, viennent rappeler à quel point son œuvre est encore vivace et d’actualité. Loin de verser dans l’exercice testamentaire, Panahi joue de ces références pour amener le cinéma (et son cinéma) sur le terrain du réel, celui de ce taxi au volant duquel il sillonne Téhéran. Le véhicule se transforme ainsi en réceptacle de la fiction, accueillant des péripéties venant d’un extérieur qui brouille les pistes – toile de fond documentaire qui sert également de moteur à une succession de petits récits. Si ce n’est l’habitacle qui les sépare, intérieur et extérieur se confondent, tout comme certains récits développés à travers toute la filmographie de Panahi trouvent ici un écho dans le réel de la société iranienne.
C’est là tout l’enjeu de ses trois derniers films : la façon dont un réel qui lui est imposé se mêle en permanence avec son travail, jusqu’à en devenir indissociable. Mais si dans Ceci n’est pas un film et Closed Curtain le réel était envisagé sous le point de vue de la contrainte à retourner, ici il se présente comme un courant qui vient irriguer chaque situation. Si la loi exige, comme l’explique sa nièce, de déformer la réalité pour réussir à faire un film « diffusable », alors Panahi prend un malicieux contre-pied en faisant du réel une fiction impropre à la diffusion, à travers les récits de diverses exactions qui font de l’humain une force que l’autorité ne peut contrôler. Toute l’absurdité d’un réel imprévisible et des règles mises en place pour le domestiquer – au même titre que le dispositif de tournage tentait de dompter la petite fille du Miroir – se dévoilent alors, au gré des séquences, de manière éclatante.
Film de contrebande
Grâce à une forme limpide – déambulation sereine dans un Téhéran en pleine activité – ce sont surtout le brio et une certaine joie de filmer retrouvés par Panahi qui permettent au film de livrer toute la sève de son dispositif. À l’aide de caméras fixées à l’intérieur de l’habitacle, qu’il manipule à multiples reprises pour suivre les différentes scénettes, le cinéaste nous invite à regarder ailleurs, en périphérie. Du côté, par exemple, de ce passager qui vend des films piratés à la sauvette – clin d’œil pour le moins ironique lorsque l’on sait que le cinéaste fait passer ses propres films sous le manteau pour leur donner une visibilité, mais qui évoque cependant un véritable espace de liberté à conquérir à travers la contrebande. Du côté, également, des téléphones portables et petits appareils photo, qu’il insère dans son dispositif filmique comme autant de promesses à saisir pour capter toutes les scories du réel qui nous entoure, masse improductive mais porteuse de sens pour peu qu’on lui prête attention. La conclusion du film sonne d’ailleurs comme le glas de la caméra (subtilisée par des voyous) mais peu importe, semble nous dire Panahi, car depuis le début, c’est bien lui qui vole ces images, et il trouvera certainement toujours quelque chose à en tirer, pourvu qu’elles circulent.