Après l’animation (Persepolis) et deux films dits « classiques » (Poulet aux prunes et La Bande des Jotas), Marjane Satrapi s’essaie à la comédie horrifique avec The Voices. En collant à la schizophrénie de son héros, la réalisatrice observe une psyché dérangée où le monde s’affiche en technicolor, les animaux conversent et les victimes décapitées s’amourachent de leur bourreau. Si la créativité visuelle s’invite à chaque plan, le délire auquel on est convié n’est malheureusement pas à la hauteur des enjeux qu’il désire atteindre.
Jerry (Ryan Reynolds), jeune homme perturbé sous médication, tente de s’intégrer dans l’usine de baignoires pour laquelle il travaille. Sa timidité et sa méconnaissance complète des rites sociaux le cataloguent bien vite comme le marginal mignon mais infréquentable. Amoureux de Fiona (Gemma Arterton), une Britannique qui rêve de mettre les voiles, et objet des fantasmes de sa collègue Lisa (Anna Kendrick), Jerry a besoin de conseils. Et ce n’est pas vers sa psy qu’il se tourne mais plutôt vers Bosco et Mr Whiskers, le chien et le chat qui partagent sa vie.
La folie quotidienne
Malgré un micro suspense inutile lors de la première séquence où Jerry regagne son domicile et discute de sa journée avec on ne sait trop qui, The Voices lève bien vite le voile sur ce « mystère » (les diverses bandes-annonces et l’affiche l’ayant déjà passablement éventé). Jerry, schizophrène patenté, discute en effet avec son chien Bosco, la voix de la sagesse et Mr Whiskers, son chat, génie démoniaque qui le pousse à suivre ses instincts meurtriers. Sur les conseils du malveillant félin, Jerry va peu à peu s’enferrer dans un tourbillon de violence, amoncelant les têtes de ses victimes féminines dans son réfrigérateur.
En choisissant le point de vue de Jerry, Marjane Satrapi propulse d’emblée le spectateur dans une réalité fantasmatique où démêler le vrai de l’hallucination peut se révéler périlleux. Véritable trip, le film propose une virée quasi psychédélique dans les arcanes d’un cerveau dérangé. Progressivement, outre les évidentes prises de liberté avec le réel (les animaux et les têtes parlantes dont les trucages sont absolument bluffants), on est amené à douter de la vraisemblance de l’environnement de Jerry, potentiellement contaminé par sa distorsion de la réalité. Si parfois pour assouvir son désir de normalisation, il abandonne son traitement, son appartement propret apparaît alors sous des dehors nettement moins accueillants et les souriantes têtes coupées redeviennent de morbides trophées en décomposition. Ces piqûres de rappel du réel n’interviennent malheureusement que trop rarement, abandonnant le spectateur à des spéculations oiseuses. Le monde saturé de couleurs qui entoure Jerry n’est-il qu’un effet de son imagination, une disneyisation de survie ? L’étrange relation qu’il partage avec Fiona et Lisa (vivantes) est-elle un effet secondaire de son traitement ? Autant de pans narratifs que Satrapi laisse délibérément dans l’ombre, préférant jouer de l’absurdité premier degré des situations. Coquasse et parfois comique, le quotidien de Jerry perd pourtant tout intérêt en cours de route par le manque patent de décalage. En effet, l’invalidation des visions du personnage ne peut être que le produit d’un regard extérieur et objectif, regard qui n’intervient que trop peu. Dès lors, face à l’impossibilité de faire le tri dans cet univers psychotique, le public est acculé à faire lui-même la part des choses, à poser les questions et à tenter d’y répondre seul.
Le chat est une mère comme les autres
Des meurtres au couteau à la relation mortifère mère/fils en passant par un domicile autrefois lieu public devenu désertique (du motel sans client au bowling désaffecté), The Voices présente une parenté surprenante avec un chef d’œuvre de l’horreur schizophrène nommé Psychose. En lieu et place de Mme Bates s’adressant à son fils déséquilibré, on hérite d’un chat mais la déformation du réel demeure identique. Là où Hitchcock préférait l’invisibilité de la folie, uniquement manifeste dans le travestissement de Norman, Satrapi opte pour une incarnation maligne, à la fois corporalisée et irréaliste. D’une psychose à l’autre, toutes deux l’expression d’une frustration sexuelle explosant en vagues de violence brutale (la scène de meurtre de Fiona est en l’exemple le plus probant), Norman et Jerry apparaissent comme des victimes, contrôlées par une entité perçue par eux comme extérieure (une mère, un chat). Ce parallélisme scénaristique est toutefois contrebalancé par le ton éminemment comique de The Voices, à l’image du générique de fin et surtout par les choix colorimétriques. En saturant de rose bonbon son espace cinématographique, Satrapi s’émancipe de la ténébreuse matrice Psychose et utilise la schizophrénie comme un prétexte à élaborer un univers déjanté, une quatrième dimension totalement fêlée. Dommage que le rythme, plombé par une absence quasi totale d’enjeux dramatique (pas d’enquête, de risques pour le héros) transforme The Voices en une exploration psychologisante longue et vaine car les partis-pris esthétiques et la filiation hitchcockienne aurait pu permettre à la réalisatrice de livrer un film redoutablement efficace.