Après son premier long métrage documentaire, Bleu pétrole, qui infiltrait le local syndical d’une raffinerie Total, Nadège Trebal reprend le principe d’observation d’hommes au travail. Dans cette casse libre service d’Athis Mons, en banlieue parisienne se côtoient des mécaniciens professionnels qui œuvrent pour leur propre compte et des amateurs qui viennent simplement chercher la pièce dont ils ont besoin.
Rencontrée au milieu de l’été, elle nous a confié à quel point elle avait souhaité faire un film qui dise son amour pour ces hommes que l’on n’écoute ni ne regarde jamais.
Au début du film, on voit un homme fureter dans les allées de la casse. Le temps de latence que crée la durée de cette traque produit un parallèle entre l’activité des mécaniciens que vous filmez et de la cinéaste que vous êtes : chacun d’entre vous cherche la pièce rare.
Complètement. Cette idée que j’allais chercher des hommes qui cherchent était là dès le début, car je trouve que cela donne une qualité de présence extraordinaire. Ces hommes sont tournés vers l’extérieur, tout en étant complètement plongés au dedans d’eux-mêmes. Quand on cherche, on tâtonne, le corps est en suspens, cela implique des rythmes extrêmement syncopés ; on est en apesanteur, puis l’espoir d’avoir trouvé crée une accélération, qui peut être suivie d’une rupture. La recherche est difficile à jouer pour un acteur parce que c’est une succession de ruptures de rythmes qui sont très jubilatoires à faire. C’est très félin, très habité.
Comment avez-vous découvert cette casse en libre service située en région parisienne ?
C’est un peu un hasard. J’étais en train de faire des repérages pour un court métrage de fiction que je n’ai jamais tourné et quand j’ai découvert ce lieu, je me suis dit qu’il fallait en faire un documentaire.
C’est un endroit très laid, et pourtant très beau qui contient en lui beaucoup de hors champ, de découpes et de matières, qui font comme des paravents qui s’improvisent au détour d’une allée : c’est un labyrinthe, en même temps qu’un précipité de vie et d’histoires.
Tout en étant lieu fermé, c’est un réservoir d’hommes insensé, parce que la circulation qui s’y organise contient un renouvellement permanent des postures, des façons de marcher, d’arpenter : quelle que soit la personne qui va entrer dans le paysage, cela va faire histoire, parce qu’elle va s’approprier sa façon de découvrir le lieu, de l’habiter. C’est très brut, très simple, mais c’est le début du projet.
Vous utilisez souvent le travelling qui produit un effet de caresse sur les hommes comme sur les voitures. Cela a dû rendre le tournage très visible, alors que vous auriez pu faire le choix de vous faire discrète.
Ce n’est pas vraiment possible d’être discret dans ce lieu, et je pense de plus que ce ne serait pas un bon choix. Je voulais que l’équipe soit très visible, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté pour contrer la méfiance des gens. Le travelling correspond au mouvement de partir à la recherche des hommes : c’est une manifestation du désir, du fait de vouloir se rapprocher, tout en apportant une découverte du lieu.
Je lance le mouvement, je m’engage. J’ai eu des rails, puis ensuite, une sorte de dolly. Ce qui est drôle, c’est que les gens pensaient qu’on ne foutait rien quand on filmait au pied. Par contre, quand je poussais le travelling, d’un coup, on s’agrégeait tous, et on était vraiment en mouvement. Paradoxalement, ils nous respectaient plus, parce qu’ils avaient plus l’impression qu’on travaillait vraiment.
Vous deveniez comme des semblables.
Oui, et cela ancre vraiment le film dans le sol, de plain pied avec les problématiques des hommes. Tout est tellement étonnant dans une casse que c’est difficile d’y tourner de mauvais plans. J’étais d’accord pour qu’il y ait des plans descriptifs, mais je tenais à ce qu’ils contiennent du récit, de la surprise, de l’inattendu, de la contemplation aussi, qu’ils soient sous-tendus par un rapport dramaturgique, et non dans une volonté tape-à‑l’œil – la fascination pour ce qui rouille, ou de misérabilisme – la beauté de la pauvreté, de la déliquescence. La limite est très floue. Les tôles abîmées peuvent prendre des teintes extrêmement picturales. Mais filmer pour filmer la beauté… je trouve cela très narcissique comme démarche. On a essayé ce type de plans, bien entendu, mais ça plombe le récit, comme je le supposais au départ. Ces plans sont comme arrêtés, figés.
Mon opérateur était très tenté de grimper sur les capots, de chercher à prendre de la hauteur, mais ça n’était pas intéressant par rapport à l’esthétique du lieu. Je ne voulais pas de plans informatifs, trop larges, ou en surplomb que je trouvais disgracieux, qui écrasaient le mystère, la vraie vérité de cet endroit qui n’est fait que de découpes, de découvertes et d’obstructions. Les effets d’apparition /disparition créés en permanence par la topographie des lieux font que lorsque on arrive à la présence d’un homme qui accepte de se donner, c’est une sorte d’acmé dramaturgique.
La structure du lieu permet l’alternance du très proche et du très lointain qui est au cœur du film. On passe du gros plan sur une pièce à la profondeur dans les allées, et plus largement, la prise de champ peut aller jusqu’à une histoire de la société industrielle.
Votre réflexion me fait plaisir, parce que c’est quelque chose que j’avais en tête depuis le début. Ce qui me plaisait, c’était de filmer le nombre, le nombre de gens ahurissants qui passent par là en me disant qu’ils allaient être tour à tour des silhouettes, des corps, des personnes ou des personnages, des figures : tout cela correspond finalement à des valeurs de plans. Mon pari était qu’ils finissent par se raconter tous les uns les autres. Il y a peu de personnages récurrents, ce qui ne m’a jamais dérangé. J’ai voulu miser sur la prolifération des hommes qui est propre à la nature du lieu.
Travailler sur leur apparition me plaisait beaucoup. Ce sont tous des acteurs amateurs. J’ai envie de les filmer, et eux ont envie d’apparaître. Comment se donnent-ils eux-mêmes ? On les voit se constituer en tant que corps et personne face à mon regard, et j’adore les moments où coexistent la capacité d’abandon et la volonté d’apparaître.
Cela raconte aussi un rapport de fatalité, de destin. C’est un lieu très vaste et chaotique, de ruines. C’est un lieu qui raconte absolument l’industrie et la désindustrialisation. On voit démonter des choses qui ont été montées par d’autres…
… ou par les mêmes que la désindustrialisation a poussés à changer d’activité.
Oui, ou par les même, les ouvriers à la chaîne, qui sont détenteurs du procédé technique de montage. Le consumérisme empilé de ce lieu raconte bien la société. Face à ce gâchis, les hommes font preuve d’une sorte d’invention pour essayer de récupérer des pièces au moindre coût. C’est un lieu du travail passé, mais aussi du travail au présent. Au départ, je l’ai vraiment vu comme une façon de filmer des gens en train de travailler pour leur propre compte, de manière amateur ou professionnelle, et la mécanique va me permettre d’avoir accès à des gens un peu absorbés dans ce qu’ils font au point qu’ils vont se décentrer d’eux mêmes pour être plus vrais.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait que ces hommes soient absorbés par leur tâche ?
Je voulais filmer les postures des hommes : jamais on ne peut demander à un mec de se mettre par terre, sur le ventre, à quatre pattes. Tout ce panel de positions, de découverte du corps, de la façon dont les gens s’en servent, pour moi, est très documentaire, et c’est déjà de la pensée. Dans la mécanique, le corps est vraiment au service de la débrouille, de l’invention. C’est un travail physique qui permet de révéler le cheminement de la pensée. L’effort, la ténacité, l’échec, la maladresse, l’impatience…
Filmer les mécaniciens permet aussi de redonner une noblesse à des gestes peu considérés dans notre société…
Oui, alors que c’est sublime. Le corps au travail a une charge érotique et de fiction de soi-même. C’est qu’ils n’ont, finalement, que leur corps : c’est leur force de travail, leur capital. Ce sont des entrepreneurs d’eux-mêmes, et c’est cela qui me touche énormément, bien plus qu’une scène de fesses dans un mélo. On filme beaucoup les ouvriers pour montrer leur déconfiture, le délitement de la classe ouvrière. Je voulais que la nature documentaire du film soit très visible, tout en essayant de conférer aux gens que je filme un statut d’icône et d’acteur presque hollywoodien, en tout cas avec la capacité physique qu’ils ont de crever l’écran. Je les trouve beaux, même quand ils sont maladroits… J’ai essayé de faire l’effort que cela reste dans la dramaturgie de l’instant : le travail, la mécanique, comment on découpe, comment on arrache la pièce. C’est de là que viennent les histoires.
Est-ce que vous étiez en demande de leur parole ?
On badinait. On se disait des choses, comme ça. On est dans un rapport où je leur tiens compagnie, je tend parfois un outil. Parfois, volontairement, je ne le donne pas pour les pousser à se déplacer. Puis, parfois, je lance la discussion, mais toujours à partir de ce que eux donnent. Je ne voulais pas qu’on voie trop mon intention. Déjà, parce que je n’en avais pas vraiment au delà de la première strate qui était de les filmer eux, dans cette espèce de travail bizarre, pour lequel ils n’ont pas pignon sur rue, ne paient pas d’Urssaf, etc. mais avec lequel ils essaient pourtant de se débrouiller, même si certains en vivent, et que d’autres viennent simplement occasionnellement récupérer une pièce dont ils ont besoin.
Le lieu est certainement très bruyant, du fait de son activité : comment s’est passé concrètement l’enregistrement de la voix des hommes ?
On avait une perche, et on essayait d’installer des micros HF, mais paradoxalement, c’est plus difficile à obtenir de quelqu’un que son image. Physiquement, cela crée un rapport d’intrusion très fort d’aller scotcher le micro à même la peau. À l’image, on peut toujours se cacher, se détourner. Concernant le son, à partir du moment où on est branché, on n’a plus d’échappatoire, sauf à ne plus parler, mais il reste quand même les mouvements, la respiration, etc. Le micro est souvent interprété comme un mouchard, comme quelque chose qui piège.
J’ai compris au bout d’une semaine que dans ce lieu bruyant, on ne peut pas faire autrement si on veut avoir le corps de la voix, l’intimité, la richesse de la sonorité de quelqu’un, de ses efforts, de ses mouvements, de ses gestes : c’est cela qui va l’incarner, absolument. Certains plans sont quasiment muets à cause du bruit parce qu’on n’avait pas pu brancher de HF, et ça perd considérablement en présence. Cela en devient presque insipide.
En fait, je trouve que l’enjeu le plus brûlant, en documentaire, c’est de couvrir bien au son. Ce qui est le plus précieux, c’est qu’un homme donne sa voix. Si le son est bien couvert, on peut jouer avec l’image et se désolidariser du son, aller chercher avec l’image des éléments qui continuent d’incarner ce que le son apporte. Il faut, avec son opérateur, élaborer une grammaire pour trouver la façon de raconter quelqu’un qui parle autrement qu’en filmant sa bouche et son regard. Ou filmer quelqu’un qui écoute…
…comme dans ce plan où deux Africains discutent, assis dans une voiture. La caméra passe lentement de l’un à l’autre et laisse de larges moments de dialogue non incarné.
Oui, il était important de ne pas se précipiter, et de retenir l’opérateur qui aurait tendance à vouloir couvrir le plus possible.
J’ai été frappée, lors de ma participation au film Les Bureaux de Dieu, à la façon dont Claire Simon s’intéressait au fait de filmer l’écoute. C’est très difficile de résister à la tentation de filmer du plein, plutôt que le presque rien. On veut toujours trop anticiper exactement ce qui va se passer. Très souvent, je me suis rongée qu’un panoramique n’arrive trop tard pour capter une parole in. Et finalement, au montage, on finit par en faire son affaire et on se rend compte que ce temps de latence ou de retard crée de l’attente chez le spectateur, un effet de désir de voir. Le documentaire, c’est quand même passer son temps à rater des trucs, à passer à côté de ce que l’on voudrait filmer.
Cela peut s’appliquer tout autant aux gestes filmés, ce savoir faire de la mécanique qui tend à disparaître.
Oui, il y a toujours du hors-champ, des choses que l’on doit imaginer. Dans la façon de choisir un angle de caméra, plutôt que de présenter la chose et de la montrer dans tout son champ, on peut choisir de se décaler, de faire un pas de côté, de filmer la chose de dos pour en laisser deviner la face. En mécanique, ce rapport là est très pertinent ; très souvent, les hommes ne se positionnent pas pour se montrer.
On décidait en fonction de la direction de la lumière, et de la pièce à démonter. Mon opérateur était un super mécanicien, technicien, donc il avait une petite anticipation que je n’avais pas sur le montage et le démontage des pièces et cela nous permettait parfois d’anticiper. Ça nous a sauvé des coups, car il était capable, en fonction de la pièce, évaluer le temps que pouvait prendre l’opération ou que le mécano devrait passer de debout à couché sous le capot.
Le film s’ouvre et se ferme sur la question de l’intégration à la société française. Il trace ainsi en filigrane une histoire de l’immigration, de ceux qui sont venus travailler dans les usines automobiles.
Ça a été une surprise de voir que les gens que j’abordais, que j’arrivais à convaincre de faire partie du film n’étaient quasiment que des immigrés. Très spontanément, ils m’ont parlé de leur origine, de leur arrivée en France. C’est ça le documentaire aussi, j’ai été obligée d’en prendre acte, parce que ça raconte une histoire de l’immigration, à la petite échelle de ce lieu. Cela parle de la masse salariale, de tous ces gens qu’on a fait venir en renfort pour casser les grèves et pour servir de petites mains, de comment l’on a profité de l’insécurité des gens qui viennent ici, qui ont tellement d’espoir qu’ils sont prêts à tout accepter pour survivre. Je me suis dit que c’était une responsabilité énorme mais je ne voulais pas que ça prenne un tour didactique. Je me méfiais du fait que le film s’arrime à un sujet. Je ne voulais pas qu’il s’y assujettisse, qu’il s’y réduise, ce qui est le cas de beaucoup de documentaires. Je me suis dit qu’il ne fallait pas que la problématique de l’immigration apparaisse de façon romantique, dans le récit d’exil qu’on a vu cinquante fois. Il fallait rester dans la question de l’industrie, dans le versant économique, et ne pas essayer d’enjoliver les choses avec un rapport à la nostalgie, à la mélancolie de ces gens. Il faut rester dans cette matérialité de l’exil : d’où je viens, comment je suis arrivé là, etc. Je n’ai pas essayé de verser dans le côté doloriste. Il existe un rapport bizarre entre cette activité, et le fait de raconter d’où l’on vient.
Filmer les gestes et le travail, cela a déjà à voir avec la politique.
Oui, Je l’avais déjà expérimenté sur mon premier film, Bleu pétrole, où j’avais louvoyé entre toutes les difficultés et fini par obtenir l’autorisation de filmer dans une raffinerie Total. Le film s’essayait à rendre compte du rapport de force de lutte des classes à partir de ce lieu particulier. J’adore la compagnie masculine, et c’est cette envie de filmer les hommes m’aide à m’atteler aux problématiques politiques. Passer par la rencontre humaine et la sensation physique m’aide pour aller au devant des questions politiques que posent leur engagement ou leur travail, ou leur façon d’être. Le domaine politique est pour moi très sentimental, très affectif, émotionnel. Certains films politiques m’émeuvent bien plus qu’un mélodrame. Je suis émue très viscéralement par leur engagement. La façon qu’ils ont de lutter pour quelque chose me trouble, me rend la personne proche, admirable et désirable à filmer.
Cela dit également quelque chose du rapport de notre société aux objets.
J’ai été très frappée par le texte de Roland Barthes sur la DS, dans les Mythologies car je l’ai lu au moment où je venais de découvrir le lieu. C’est vrai qu’une voiture, c’est un conglomérat de formes, de matières, d’agencements, de découpes absolument extraordinaires. Cela peut prendre un caractère très mortifère aussi, parce qu’on voit des voitures abîmées, mais aussi des voitures très gravement accidentées, et ça fait froid dans le dos de voir les effets personnels dans les voitures. Je n’ai pas été de ce côté là, peut être pour la même raison que mon refus de l’esthétisme pour l’esthétisme : ce sont des choses arrêtées qui raconteraient finalement davantage de choses sur moi et mon désir de filmer, sur le fait que je furète dans la casse. J’aurais pu aller par exemple du côté du Crash de David Cronenberg, et de la puissance de mort et de violence liées à la voiture. Mais je me suis concentrée sur le fait de trouver des mecs. Il y aurait mille films à faire dans cet endroit.