Claire Simon vient du documentaire (Récréations, Les Patients, 800 km de différence − Romance…). Pour Les Bureaux de Dieu, troisième long métrage de fiction sorti en salles (après Sinon oui et Ça brûle), elle est allée observer divers plannings familiaux et a fait rejouer par des comédiennes, professionnelles ou non, ce qu’elle y avait vu et entendu. Concentré dans ce lieu unique, le film raconte les consultations, duelles, ponctuées de scènes collectives entre collègues. Les plannings familiaux et les questions qui s’y posent ne sont pourtant pas tellement le centre du film : en explorant les possibilités du cinéma par un riche travail formel, Claire Simon filme des personnages forts et émouvants dont les histoires ouvrent des problématiques denses et universelles, auxquelles le spectateur est amené à réfléchir activement.
Les conseillères, ce sont Nathalie Baye, Isabelle Carré, Rachida Brakni, Nicole Garcia…, icônes qui accueillent des jeunes filles qui nous sont inconnues. Ces dernières rejouent les histoires vraies entendues par Claire Simon lors de ses observations. L’une, adolescente, veut prendre la pilule mais ne peut en parler à sa mère car le sexe reste tabou dans sa famille musulmane ; une autre souffre de ne pouvoir savoir si elle est enceinte de son mari ou de son amant avant de décider d’avorter ou non ; une autre ne veut pas d’un enfant qui perturberait sa vie bien rangée… Pilule ou avortement, ce sont bien toujours des mêmes problèmes dont il s’agit. Chaque histoire est cependant singulière. Au delà du problème temporaire de grossesse, c’est face à des histoires de vie que nous sommes, à des individus riches d’un passé et d’une personnalité qui se devinent à partir des bribes qu’ils nous donnent pendant ce seul moment de la consultation. Et les comédiennes, très justes, transmettent chacune des émotions différentes. Ainsi de cette femme sortant de l’hôpital psychiatrique qui, évoquant le dilemme qui se pose à elle du fait de sa grossesse, fait sentir une souffrance bien plus profonde et ancienne. De cette prostituée bulgare cinquantenaire qui ne s’étonne pas d’être tombée trois fois enceinte du même homme. De celle qui ne se croyait pas capable d’être féconde, de celle qui l’est tant que cela la laisse de marbre… La galerie des personnages croisés est ainsi variée, riche et émouvante.
Ces incursions dans les intimités féminines sont certes ancrées dans une époque, les rapports aux parents, aux hommes, au corps et à leur sexualité dont il s’agit étant bien ceux du 21e siècle. Mais la force des Bureaux de Dieu est ailleurs, ce qui touche et interpelle n’étant pas tant les problèmes féminins que les questions plus générales qu’ils permettent de soulever. Ce qui inquiète ou torture ici les personnages, ce sont les choix à faire, la gestion de la liberté et la responsabilité qu’elle entraîne. Grâce à la justesse des comédiennes et des dialogues (qui n’ont pas été réécrits mais émanent directement de ce que la cinéaste a entendu), nous sommes constamment avec ces femmes, jeunes filles ou conseillères, réfléchissons avec elles à leurs dilemmes. Souvent, il s’agit d’évaluer ce que l’on gagne et ce que l’on perd pour chaque option possible. Le spectateur est actif, comme les femmes qui consultent et les conseillères, il réfléchit au poids des conséquences envisageables. Là où le documentaire serait resté dans le particulier, la fiction permet de généraliser le sujet, de lui faire toucher davantage de personnes. Partant d’un lieu clos, d’un sujet très précis et d’une époque donnée, Les Bureaux de Dieu pose des questions profondes et qui s’adressent à tous.
Pour prendre de la place, la parole, celle des jeunes filles ou des conseillères, compte moins que l’écoute. Souvent, c’est le visage de qui écoute qui est filmé. Si ce que racontent les jeunes filles a autant de poids, c’est que nous le recevons via l’extrême attention que leur portent leurs interlocutrices. On peut se souvenir des Bureaux de Dieu comme d’une histoire de voix qui racontent en off et de visages qui reçoivent. De part et d’autre, les réalités semblent opposées : les jeunes filles sont confuses, anxieuses, incertaines, les conseillères renseignent, rassurent ou cherchent, toujours avec calme. Mais les deux entités se retrouvent dans l’attention qu’elles se portent, leurs écoutes mutuelles : le récit des jeunes filles a en effet autant d’impact sur les conseillères que les conseils que donnent ces dernières sur les jeunes filles. Parfois, un tiers assiste à la consultation : ces amies ou parents enrichissent ce qui se joue en ajoutant à la dualité la posture de qui est concerné mais pourtant en retrait. Il y aurait trois distances possibles des êtres dont parle et que montre le film à la réalité : les vraies jeunes filles observées par la cinéaste relèveraient du documentaire, les comédiennes non professionnelles qui les incarnent prendraient en charge la fiction, étant de véritables personnages avec une histoire et un problème à résoudre. Les comédiennes professionnelles semblent quant à elles incarner une posture, ce que c’est que d’écouter. Quelques indices sont donnés au sujet de leur identité mais ils sont rares, comme s’il ne fallait pas trop nous détourner de ce qui se joue lors des consultations en nous laissant imaginer ce que peut bien être la vie de telle ou telle. Si l’on peut au départ s’agacer de voir ces comédiennes stars si parfaites, belles et aimables, on comprend qu’elles doivent être telles, qu’elles n’ont pas à être vraisemblables mais à dégager une forte aura, d’écoute et de douceur. Cette hétérogénéité entre professionnelles et non professionnelles est l’une des richesses du film : pour une fois, les stars françaises sont là pour mettre en valeur des inconnues, elles travaillent leur propre effacement. Claire Simon leur a fait répéter les scènes séparément, sans leur dire quelle allait être la partenaire. La rencontre a donc eu lieu en vrai, elle y gagne en crédibilité, les personnages sont extrêmement présents.
Pendant deux heures, au fil d’une quinzaine de consultations, nous passons donc d’une histoire à l’autre, d’une émotion à l’autre, tout en suivant ces pôles de permanence que sont le lieu, les problèmes évoqués, l’attitude invariable des conseillères, l’impact de l’écoute. Le rythme du film est une autre de ses réussites. Les consultations sont dynamisées par la disjonction entre la parole et l’écoute et par l’alternance entre glissements de la caméra d’un personnage à l’autre et champs contre champs. Entre deux tête à tête le planning s’anime, une musique originale jazzy adéquate scandant les scènes collectives. On rit alors, lorsqu’il y a affluence et que le stagiaire Emmanuel Mouret, quasi seul homme, se démène. On respire aussi sur la terrasse, en regardant avec les yeux de qui prend sa pause cigarette la vie qui passe dans la rue parisienne. Certaines conseillères ont aussi leur scène à elles où, seules, nous les voyons chanter, faire des pas de danse, s’allonger par terre… Ces moments de pauses émotionnelles, cocasses ou solitaires, permettent de rester pleinement attentif aux deux heures de récits de vie et de réfléchir avec les jeunes filles aux problèmes qu’elles rencontrent.