Les portes automatiques de la grande tour plantée au milieu d’une zone industrielle s’ouvrent et se ferment, engloutissant ou rejetant Lolita, Thierry, Kevin et Hamid qui se sont engagés à suivre un programme de six mois auprès d’Ingeus. La mission de cette société privée sous contrat avec l’état est d’aider les jeunes sans qualification à trouver du travail, à « développer leur employabilité », comme le précise l’un des conseillers.
Patrice Chagnard et Claudine Bories se sont installés dans ces open spaces, zone de passage entre le monde réel et le monde du travail auquel les jeunes qu’ils observent sont si peu préparés. Pendant plusieurs mois, ils ont filmé les entretiens en groupe ou en tête à tête, en se concentrant sur quatre personnages. Film de dialogues, Les Règles du jeu s’approche au plus près de ses protagonistes et s’attache à documenter le travail sur les entretiens d’embauche dispensés par des conseillers. Leur rôle est de rendre « employables » des jeunes qui pensent que la première des vertus est d’être honnête face à son employeur. La caméra ne sortira qu’une fois des locaux d’Ingeus, à l’occasion d’un speed dating professionnel organisé dans un grand complexe UGC, autre zone intermédiaire qui symbolise un monde du travail proche de la foire d’empoigne.
Ce que le film dessine progressivement, c’est l’écart dans le discours des candidats et celui des accompagnants. En enregistrant le discours des conseillers autant que celui des jeunes qu’ils accompagnent, le film confronte deux façons de s’approprier le langage, l’une totalement spontanée et grevée par le sentiment de l’échec, et l’autre qui s’emploie à embellir la réalité, si noire soit-elle. En reconstruisant ainsi par leur discours les expériences malheureuses du passé en termes positifs, les conseillers cherchent à redonner une existence sociale à des jeunes dont les mots laissent transparaître qu’ils ne se trouvent pas de place dans le monde du travail.
Dans la façon dont candidats et accompagnants racontent les mêmes faits avec des mots différents, on perçoit à quel point les règles du jeu sont celles du langage, que les candidats maîtrisent si peu – soit qu’ils en disent trop lors des simulations d’entretien, soit qu’ils soient incapables de parler d’eux, de faire le récit de leurs expériences passées, soit, au contraire, qu’ils y déversent spontanément les faits les plus inavouables de leur courte carrière.
Par leurs mots, enthousiastes, encourageants, combattifs, les accompagnants s’efforcent de transformer peu à peu le discours que les candidats ont sur eux-mêmes. En leur redonnant confiance en eux, ils cherchent à les rendre plus « employables ». Mais que signifie ce mot barbare dans un contexte de crise économique ? Que peut être la réalité de l’emploi pour des jeunes sans expériences et sans qualification ? Le décalage entre l’enthousiasme de Gaétane la conseillère face à Thierry qui vient de décrocher un job et la nature du contrat, CDD de six mois payé au SMIC pour un emploi de manutention, révèle l’absence d’espoir qui s’offre à cette génération. Le film montre bien la cruauté qui se dégage de l’écart entre la rage de se sentir reconnu en décrochant un emploi et la déception lorsque l’emploi est là, et qu’il ferme tous les possibles. En suivant ses quatre personnages et leurs accompagnants sur plusieurs mois, le film est scénarisé comme un match dans lequel le suspense fait alterner les espoirs et les découragements, mais où la fin de la partie ne sonne jamais la victoire pour les candidats.