Seuls, ensemble est le premier long-métrage de David Kremer, ancien élève de la Fémis section image, après des courts-métrage consacrés au milieu marin : Coups de filet (2007) et L’Étoile du matin (2013). Ce premier film documentaire a été sélectionné et remarqué à juste titre dans plusieurs festivals (Visions du Réel en Suisse, Festival Jean Rouch, Festival du Film de l’Environnement d’Ile-de-France, et dans une quinzaine de festivals dans le monde), mais aussi récompensé (Festival international de Nancy, prix spécial du jury ; Traces de vie, prix du premier film).
Le réalisateur a embarqué sur la Grande Hermine, dernier chalutier français armé pour la pêche hauturière arctique, en mer de Barents pendant plusieurs mois (les campagnes sont de 8 à 12 semaines) lors de la campagne d’été 2013, filmant le travail intense, les conditions éprouvantes et aussi dangereuses, des marins pêcheurs.
S’il existe des films de chalutiers, au même titre qu’il y a des films d’abattoirs (par exemple récemment, Dans ma tête un rond-point d’Hassen Ferhani présenté notamment au FIDMarseille et à Belfort et qui sortira le 24 février en salles), on pense à ce titre au récent Léviathan (2013) de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, dans le sillage des Morutiers de Jean-Daniel Pollet co-réalisé avec Étienne Lalou (1966). Mais ici le titre choisi dit bien que David Kremer ne mythologise pas le réel mais s’ancre pleinement dans le milieu humain auquel il se consacre. Quand Léviathan ne semblait savoir que faire des humains, c’est au contraire ces derniers que met au premier plan David Kremer, dont il fait émerger peu à peu les paroles, les tranches de vie, les relations. Si le titre du documentaire peut sembler en apparence peu heureux, il exprime bien le portrait individuel et collectif de marins dans un milieu donné, celui du chalutier, en miroir des oiseaux dans les airs et des poissons dans les eaux.
« Ici je me sens bien, j’ai le temps de réfléchir »
Les conditions sont perturbées en mer et particulièrement en arctique où les jours sont sans nuit lors de l’été polaire ; on est ainsi immergé dans une temporalité perturbée dans Seuls, ensemble, au même titre que les marins qui ont des conditions de travail ouvrier intenses enchaînant 6 heures de travail et 6 heures de repos. Le « 15 tonnes 6 en cale aujourd’hui » exprimé par un des marins permet de se faire une idée du travail colossal ici à l’œuvre, qu’on peut encore mesurer quand le filet de pêche immerge le cadre à sa sortie de l’eau gonflé de poissons frémissants.
David Kremer ouvre son film sur un homme au travail dans l’antre du chalutier, accompagné par le bruit des machines. Nous vivons ainsi une tranche de vie dans un univers entièrement masculin (tatouages, cigarettes, et affiches de femmes dans les cabines) : aussi bien dans le quotidien (réveil, repas, ménage, douche,…), le travail physique et à la chaîne, véritable usine, des marins, que dans les moments de creux et de vide, où on joue aux mots croisés, on fume et boit du café pour tenir aussi. David Kremer nous fait être véritablement avec ceux qu’il filme, et sait ménager des vitesses, à la manière de ce plan qui mêle les radars du chalutier en rotation avec les mouettes en vol, des temps forts et des temps faibles. C’est dans cette variation de vitesses entre quasi ennui où il faut tuer le temps, attendre le prochain pic d’intensité de travail, et extrême activité, que les hommes expriment pour certains se sentir bien car elle diffère du « cours de la vie », a fortiori en pleine mer ; ainsi comme l’exprime l’un d’eux : « Ici je me sens bien, j’ai le temps de réfléchir ». L’émergence et l’attention à cette confession, à la parole des uns et des autres, en contrepoint des scènes collectives, font tout l’intérêt de Seuls, ensemble qui s’attache à humaniser ceux que le travail mécaniserait. On mesure aussi l’expérience humaine que fut le tournage : quand on perçoit que certains s’attachent à ne pas tenir compte de la caméra dans l’univers confiné du chalutier, ou quand l’un d’eux adresse directement un « David, ça va ? ».
L’homme et la machine
Aventure humaine qui prend en compte au plus près ceux qu’il filme, Seuls, ensemble est aussi un bel exercice de film documentaire qui s’attache à filmer la machine qu’est le chalutier, le bruit des turbines, les rouages, à travers des gros plans visuels et sonores. C’est à chaque fois un rapport judicieux qui est fait entre l’image et le son par David Kremer, projetant originellement de devenir ingénieur du son. Au regard de l’image, le réalisateur ne tombe jamais dans la pure plasticité ni dans la veine conceptuelle qui faisait toute la brillante sidération de Léviathan de Castaing-Taylor et Paravel. Ici, une simple construction en oblique du cadre par le cordage du filet de pêche sert à le dynamiser et compose une marine en mouvement avec le jeu des vagues et le mouvement des oiseaux dans l’air. Que ce soit dans ces tableaux ouverts ou fermés (par exemple, les lucarnes du chalutier servant de surcadrage), David Kremer donne de l’air à son film, jouant de rythmes et d’échelles de plans variés, sans tomber dans le simple et gratuit plan de coupe. De même, le filmage ponctuel d’écrans de visionnage du travail à la chaîne ne vire pas à un effet de dispositif sur les écrans, mais suffit simplement à rendre compte de son objet sous ses différentes facettes. C’est par un geste également d’une grande simplicité que le réalisateur clôture Seuls, ensemble : l’écran se fait noir par saturation des poissons dans le cadre. Ceux-ci tombent dans la cale alors que la caméra y est installée. Le fondu au noir est ici réalisé par des moyens naturels, au même titre qu’une vague déferlant sert de raccord.
Si la pêche hauturière sur un chalutier est mécanisée, elle conserve cependant une part artisanale, réalisée par les mains des hommes : les poissons sont récollectés puis travaillés ; ils sont placés sur un plateau déroulant, défilent sous un rouleau, puis sont découpés au couteau, conservés dans du papier plastique, congelés et mise en boîte. Ce n’est ni plus ni moins qu’une image même du travail cinématographique dans sa dimension artisanale en lien avec une machine, qui, si elle vaut pour le travail de la pellicule, n’en présente pas moins la dimension à hauteur d’hommes, sans grands effets, choisie par David Kremer. Ainsi, quand les mouettes se font flot violacé, ce n’est que le jeu de couleurs et de chatoiements produit par le soleil sur leurs corps blancs-grisés se découpant des remous de l’eau.