Depuis sa première mondiale à Locarno l’été dernier, Leviathan a fait beaucoup parler de lui, pas seulement en raison de l’impressionnante moisson de prix reçus en festivals (de Copenhague à Belfort en passant par Indielisboa, Montréal et bien d’autres). Au gré de certaines de ces manifestations, nous l’avons déjà évoqué ; tentons de poursuivre la discussion.
Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor ont embarqué sur un chalutier pour plusieurs campagnes de pêches bercées par les flots tumultueux de l’Atlantique Nord, au cours desquelles ils ont récolté des images à l’aide d’une multitude de petites caméras GoPro. Les colosses tatoués qui officient comme marins réservent une partie de leurs émoluments pour payer de quoi tenir – amphétamines, cocaïne –, cocktail auquel les cinéastes se sont également, pour les mêmes raisons, adonnés. Car malgré le progrès technique se joue toujours en mer un combat épique entre l’homme, la machine et les éléments.
« Une caméra soumise à l’aléatoire »
On dira que Leviathan est un film documentaire, et ce ne sera pas faux. Le documentaire, une forme d’expression cinématographique où l’énonciation de l’image et du récit revêt un caractère particulier dans la mesure où, bien plus souvent que dans le cadre de la fiction, la caméra et le regard du cinéaste représentent une même entité – même si les contre-exemples de cinéastes ayant recours à des opérateurs abondent, et non des moindres : Frederick Wiseman parmi d’autres. Pour autant, cette compacité du bloc regard-corps-caméra induit souvent une circulation émouvante et captivante dans sa relation à l’écriture du réel et à sa mise en scène ; citons, par exemple, Jean Rouch, Johan Van der Keuken ou encore, de nos jours, Wang Bing. Leviathan questionne ce principe bien au-delà du fait que la réalisation soit le fait d’un duo ; l’énonciation se disperse en effet en une multitude de points, jusqu’à ce qu’à ce qu’elle soit la plus abstraite, c’est-à-dire une caméra soumise à l’aléatoire et non à la subjectivité du regard humain, notamment lorsqu’elle est rivée à la paroi du navire ou, semble-t-il, à un filet. On passe alors alternativement au-dessus ou au-dessous de la ligne de flottaison, parfois pour plonger dans les profondeurs océaniques. Précisons que ce dispositif singulier ne pose pas – et même loin de là – le problème du panoptisme surplombant et autoritaire d’un Yann Arthus-Bertrand ; il s’agit même au contraire de se tenir au plus près d’une expérience humaine et professionnelle. Ce trouble de l’énonciation innerve cependant Leviathan, et on pense même plutôt au filmage malickien « flottant », du moins lorsqu’on s’interroge, particulièrement dans les meilleurs moments de The Tree of Life, à propos de l’entité se trouvant derrière l’œilleton de la caméra. Dans Leviathan, où que cette caméra soit fixée, c’est bien l’élément qui, toujours, chahute l’énonciation, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre médiation humaine (un corps, un regard) ou même matérielle (la coque du chalutier) – une caméra laissée à elle-même pour et dans l’élément.
Leviathan est un film extraordinaire, au moins au sens premier du terme, une indéniable expérience de spectateur. Il ne faut cependant pas oublier Les Morutiers de Jean-Daniel Pollet et Étienne Lalou (1966) où la caméra et l’opérateur Yann Le Masson vivent un impressionnant corps à corps avec l’élément marin – il s’agit, déjà, d’un chalutier industriel. Ce court-métrage constitue à bien des égards un jalon pour Leviathan tant, comme lui, il se dote d’une dimension épique et mythologique, et d’une exceptionnelle richesse plastique. Aussi, dans l’un et l’autre, après le pont du bateau, on s’enfonce dans ses entrailles où les prises sont traitées à la chaîne, débitées, décapitées, éviscérées. Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel sont liés au Sensory Ethnography Lab de l’Université de Harvard, et, comme Les Morutiers, il s’agit aussi de capter – ici sans aucun commentaire off, pratiquement sans parole in – une pratique et une condition humaines dans sa relation à un travail et à un élément. Mais quand on accède à celles-ci d’une façon simple, précise et émouvante dans Les Morutiers, Leviathan ne semble savoir que faire des humains, ni comment les filmer et les faire exister autrement que comme des figures. Cette dimension représente indéniablement le revers de la visée avant tout plasticienne et conceptuelle du dispositif mis en place par les cinéastes.
« Autosuffisance de la réalité en fictions »
Par ailleurs, les deux cinéastes tirent indéniablement de ce dispositif une puissance immersive et expressive rarement atteinte. Elle est rehaussée par l’une des plus belles bandes son entendues ; très riche (tour à tour stridente, fracassante, percussive, sifflante, grondante, etc.) et rendue en une sorte de musique concrète qui a la bonne idée de ne pas verser dans un assommant surmixage auquel bien des cinéastes se seraient laissés aller. Plus que des plans ou des séquences, Leviathan tend vers une succession de tableaux visuels et sonores où chaque chose est rendue à la fois dans sa pure matérialité (les peaux des hommes parfois en très gros plan, la viscosité des poissons, la rugosité des crustacés, les plumes d’une mouette errante, etc.) et son opacité mystérieuse, dans une perpétuelle hésitation entre figuration et abstraction ; un même segment étant régulièrement l’occasion de passages entre chacun de ces opposés de la représentation. De la même manière, le film oscille entre le prosaïsme et le mythologique, avec son titrage en lettres gothiques et citations inaugurales du Livre de Job. Il s’agit d’une manière, pas si originale et novatrice, de faire « fictionner » (ou « mythologiser ») le réel – tout documentariste qui se respecte procède ainsi, et c’est d’ailleurs en raison de cette autosuffisance de la réalité en fictions qu’il choisit le documentaire.
Avant de devenir, au Moyen-Âge, cette gueule ouverte accueillant les âmes fautives en Enfer, le Léviathan fut un monstre biblique sans forme, ce qui n’est pas sans renvoyer à celle d’un film qui ne se fixe pas entre figuratif et abstrait. On peut en fait considérer que le film propose deux versions de la bête. L’une primitive par sa dimension symbolique et sa présence diffuse – se manifestant par le biais des éléments. L’autre obéit à la version médiévale du monstre dans laquelle on peut reconnaître le chalutier, cette bouche béante qui ingurgite, violente les chairs, digère dans ses entrailles avant de régurgiter et recracher le rebut jusqu’à donner une teinte sanglante à la mer. On reconnaît dans cette seconde version une autre temporalité, celle du contemporain, et les dérives d’une pêche industrielle qui ne fait pas que malmener les hommes travaillant pour elle. C’est ainsi que le sous-texte et la légende (au sens du texte que l’on accole à une image et qui la domine) deviennent de ce fait assez redondants. On se dit finalement que Leviathan aurait davantage pu être ouvert aux quatre vents, et que ce n’est pas franchement le cas. Son propos et son sens restent en fait plutôt clos sur eux-mêmes ; ceci en fait un film extraordinaire, mais avant tout au premier sens du terme, pour son aspect performatif.