Malgré ce que son titre pourrait laisser supposer Andrew Haigh s’attache, dans 45 ans, à une temporalité aussi réduite que dans son premier film, Week-End. Ici, ce sont les sept jours égrenés d’une semaine particulière qui voit le réalisateur s’intéresser, avec un même regard naturaliste et pudique, à l’incarnation (quotidienne et physique autant que sentimentale et fantasmatique) du sentiment amoureux, cette fois par le prisme de sa déconstruction. Tisser les fils de la relation au moment où elle se crée ou la défaire, à rebours et avec une même attention analytique, c’est ce que fait ce réalisateur anglais dans ses deux films, d’une stupéfiante sensibilité.
La boîte de Pandore
Dans Week-End, c’était l’apparition de Glen qui perturbait le quotidien de Russell et s’imprimait, comme dans le projet artistique du jeune homme, sur une page blanche. De la même façon 45 ans s’ouvre avec l’apparition d’un corps et le déraillement qu’il provoque. Ici c’est toute la relation amoureuse qui est perturbée dans son cœur même : l’unité, le partage et la confiance que chacun croyait y avoir investi réciproquement. La semaine qui s’écoule, elle doit se terminer avec la fête des quarante-cinq ans de mariage de Kate et Geoff. Mais avant cela, le mari reçoit de Suisse des nouvelles de son premier amour, morte lors d’une randonnée à deux dans les montagnes, et dont le corps vient d’être retrouvé figé dans la glace. Ce grain de sable opère comme une bombe à retardement dans le couple : il bouleverse Geoff qui saisit tout à coup la vie qui aurait pu être la sienne avec une autre femme, dont on sent que l’absence n’a jamais été cicatrisée ; il affecte Kate qui voit tout à coup planer l’ombre de cette Katya (et sans doute les prénoms si proches n’ont pas été choisis au hasard) dans chaque habitude de son couple, chaque passion de son homme, chaque décision prise à deux. Tout a été entaché du poids du vide laissé par cet ancien amour que Kate ne connaît pas : du vieux disque tout à coup réécouté au parfum qu’il affectionne et dont il a agrémenté son quotidien au fil des années. Une fois de plus, c’est dans tant de détails qu’Andrew Haigh pose le signifiant amoureux, lui donne corps, ici pour montrer non pas la naissance de l’amour mais sa lente et douloureuse déliquescence.
Si l’incarnation de Charlotte Rampling est marquante, qu’elle minaude comme une ado un soir pour reconquérir son homme ou s’effondre, dure, se retournant sur ce qu’elle voit désormais comme quarante-cinq ans d’illusions, c’est que Kate est presque de tous les plans. C’est par le prisme de son regard que le réalisateur saisit la radicale désillusion de cette femme. Elle est régulièrement au premier plan alors que lui s’efface à l’arrière de l’image, souvent flou, comme si son intériorité s’échappait maintenant de façon évidente, flagrante, visible. Du même point de vue pudique que dans son premier long, Andrew Haigh regarde le duo se défaire à distance : derrière la vitre d’une voiture, depuis l’embrasure d’une porte ou au loin du couple, séparé par quelques tables et les passages d’une serveuse au restaurant. C’est comme s’il respectait une distance de sécurité qui participe de la dissection même du sentiment amoureux et de l’impossible communication entre les êtres. 45 ans est un film désespéré, qui ne cesse de souligner l’impénétrabilité de l’être, souvent retranché en soi, ne serait-ce que pour fumer une cigarette (un geste dans lequel se replonge Geoff, bien loin d’être anodin, dans lequel finira par replonger Kate à son tour).
The Moody Blues
Dans son propos même, 45 ans est un drame assez noir, bien qu’il s’amuse – avec cela dit une grande réserve – du décalage entre l’âge de sa protagoniste et les préoccupations qui l’agitent, telle une jeune femme jalouse pour la première fois (« Est-ce qu’elle était blonde ? » demande Kate avant toute chose). Aux tragiques scènes nocturnes où Geoff, alors que l’image est braquée sur le visage de Kate attentive, lui raconte ses souvenirs fondateurs avec une autre ; répond une scène éblouissante de douleur où Kate, fouillant dans la boîte de pandore des souvenirs de Geoff, projette sur un vieux rideau, dans le grenier, une rangée de diapositives. Elle est comme une jeune fille sur Facebook (dont le film mime l’obsession pour les images jusque dans leur défilement), et Andrew Haigh redouble la puissance fantasmatique des images, leur puissance d’incarnation – ici déchirante et redoublée par le tremblement du rideau et le ronronnement de la machine. Ce n’est pas un hasard si cette scène est suivie par une conversation sur le choix des morceaux qui animeront la fête – car ils seront les points de cristallisation de la relation, tout juste détruite par ce visage revenu hanter le souvenir de son mari, et dont l’image agit pour Kate comme comme le révélateur de la distance que, sans qu’elle le sache, il a toujours posée entre eux, et qui tout à coup la déchire.
Bien plus pessimiste que dans son premier long, plein de jeunesse et d’espoir, Andrew Haigh impose en tous cas son absolue maîtrise de la représentation du mouvement amoureux et du flux des sentiments, espoirs et illusions. Suivant de façon amusante une trajectoire similaire à celle d’Ira Sachs avec Keep the Lights On et Love Is Strange, le réalisateur décortique avec une inépuisable richesse la relation amoureuse aux deux versants de son spectre, bien au-delà des problématiques sociales ou simplement thématiques induites par leurs sujets et dans lesquelles ils sont rapidement enfermés (troisième âge, homosexualité – on se souvient que Week-End avait réalisé près de 50% de ses entrées nationales au MK2 Beaubourg dans le Marais à Paris). Loin de s’y cantonner, Andrew Haigh cristallise l’essence de l’amour dans ses plus infimes détails, ici un dénouement bouleversant qui relit, à la musique, quarante-cinq ans transformés en une petite semaine. L’aveuglement raconté de manière sirupeuse par les Platters dans leur chanson est renversé par le geste de Kate et le couperet du morceau final, bouleversant.