Centré sur le récit de l’intime, Ira Sachs recrée dans son quatrième long-métrage dix années d’une relation amoureuse entre deux New-Yorkais. Adroitement, le film mélange les genres : entre récit autobiographique, portrait fuyant d’un amant accro au crack (inspiré du récit de Bill Clegg, Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme) et chronique d’une histoire d’amour, Keep the Lights On est un film sensible quoique assez froid.
Du récit d’une histoire d’amour, le scénario de Keep the Lights On a cette particularité qu’il en retient les moments clé : aussi peu signifiants qu’ils semblent a priori, ils ont pour le récit ceci d’essentiel que, sur les dix ans que dure la relation entre Erik et Paul, ils sont ces différents états qui définissent leur amour. Tous les autres éléments de l’intrigue (le travail de documentariste du protagoniste, l’addiction de son amant) semblent ainsi retranchés dans une dimension secondaire, au profit du tableau réussi que dresse le film de la lente érosion du sentiment amoureux.
C’est avant tout de cela dont il est question, même si l’amour s’ouvre avec le film et va d’abord crescendo. De la rencontre par téléphone aux adieux sur un trottoir de Manhattan, Ira Sachs décline donc, année après année, les formes changeantes de l’amour que se portent les personnages. Ce que le film réussit brillamment, c’est à rendre compte de la vie à un endroit et une époque donnés. Parfaitement restitué, l’air du temps nous plonge en plein New York, sur une décennie – sans qu’en soit jamais rapporté le moindre élément de contexte historique. Puisée en partie dans les souvenirs du réalisateur dont le personnage d’Erik semble être l’alter-ego fictionnel, cette substance réaliste est la colonne vertébrale du film, ce qui en assure la cohérence à mesure que le temps passe – celui de l’intrigue comme du film.
L’anecdote amoureuse, elle, est le noyau du film. L’originalité consiste là aussi à en rendre compte de manière réaliste. Ce qui importe, c’est moins l’intensité des sentiments des personnages que les états amoureux successifs par lesquels ils passent au fil des années, de leur relation et des aléas de l’addiction de Paul. Il s’agit en somme moins d’un film romantique que sentimental et sensuel. Ces états ou étapes de la vie à deux sont donnés à travers le point de vue d’Erik – celui qui soutient la relation ; mais aussi celui qui, documentariste, met en perspective avec l’intrigue le film tout entier. Dans une amusante mise en abyme d’ailleurs, le protagoniste de la fiction gagne au Festival de Berlin le Teddy Award décerné à Keep the Lights On et Ira Sachs à la dernière Berlinale.
La démarche intimiste du réalisateur, qu’on trouvait déjà avec réserve et sensibilité dans son deuxième long Forty Shades of Blue, consiste bien à retrouver sous la fiction le poids du réel : que ce soit la reconstitution presque documentaire, dans les tons sépias bien léchés, d’une ville à une époque donnée ; ou celle de l’acuité du récit de la lente dégradation d’une relation. Dans une des scènes les plus saisissantes du film le documentariste, loin de New York pour plusieurs semaines, s’enquiert au téléphone des résultats de son test sérologique – c’est cette vivacité de la narration, du récit qui semble toujours se tenir sur un équilibre précaire, qui fait l’essentiel de la qualité du film.
Malgré la justesse du ton, appuyée par les violons d’Arthur Russell, l’aspect lumineux très travaillé du film le condamne à une certaine froideur (le chef-opérateur, Thimios Bakatakis, est celui de Canine de Yorgos Lanthimos). Il semble presque que le propos, à trop vouloir être sincère, freine l’élan sur lequel part le film et qu’on ne retrouve plus que ponctuellement. Le choix de rester dans le point de vue d’Erik pour donner corps aux disparitions répétées de son amant Paul laisse, précisément, ce dernier personnage à l’abandon. Cette faiblesse du scénario (un personnage trop fuyant) est sans doute le résultat du parti pris autobiographique du récit et laisse le film en suspension – mais la faille semble assumée par ce film personnel et, malgré tout, réussi.