Plus encore que pour Keep the Lights On, il serait regrettable de réduire Love Is Strange à son point de départ – le mariage d’un vieux couple gay qui engendre son lot de peines et de complications – et de le cantonner à son sous-texte LGBT. Il n’est pas question ici de contester la légitimité d’une lecture fondée sur ces problématiques de genre et de sexualité (dont Ira Sachs s’est par ailleurs affirmé comme l’un des plus fins explorateurs), mais le film ne souscrit pas à cette grille d’analyse qui se révèle insuffisante pour retranscrire son étonnante richesse.
Au contraire, et on lui en saura gré, Ira Sachs filme dans Love Is Strange un couple homo comme il filmerait un couple hétéro, avec ses tracas, ses moments de tendresse aussi communs que précieux, si bien que la perspective d’un réflexion sur la différence s’estompe passée l’introduction où George (Alfred Molina) perd son emploi suite à son mariage avec Ben (John Lithgow), son compagnon de longue date. L’événement déclencheur permet moins de mettre en exergue la discrimination que subissent toujours les couples homosexuels (il le fait, heureusement, mais ce n’est pas au fond son objet) qu’il ne donne à voir l’amour d’un couple par le prisme de son vacillement : dans la foulée de ce licenciement, les deux hommes se retrouvent alors dans l’obligation de mettre en vente leur confortable appartement new-yorkais et d’emménager chacun provisoirement chez leurs familles respectives.
Constellation d’affects
Cette séparation, qui n’en est pas vraiment une (tout nous laisse penser que les époux continuent de se voir régulièrement), permet au film de dépeindre ce lien amoureux d’une bien sinueuse manière, en cantonnant la matérialité de la relation dans le hors-champ du récit. La narration semble en effet tracer un cercle autour du couple central sans jamais vraiment pénétrer le cœur de son intimité, préférant concentrer son attention sur les activités de ces deux personnages plongés dans un environnement qui leur est étranger.
Ce qui est très beau, c’est que le film emprunte ce curieux chemin pour mieux approcher ce mystère au sens large du lien affectueux, ce petit miracle inexplicable de l’osmose à deux, sans jamais tomber dans le piège de la psychologie ou de la compilation de cas d’école (un couple de quadras en crise, l’énigmatique amitié qui unit leur fils et son camarade de classe, la vie fêtarde de deux jeunes policiers en concubinage, etc.). Il y a certes plusieurs couples, de diverses générations et d’orientations sexuelles différentes représentés à l’écran, mais le film s’articule moins sur un jeu de miroirs que sur le tressage de petites scènes d’où jaillit une lumière éclairant de biais l’intériorité des personnages. La mise en scène de Sachs, d’un apaisement souverain (sous le patronage des « Nocturnes » de Chopin), vient subtilement organiser ces échanges intergénérationnels tout en exacerbant le tranchant de micro-évènements par leur relégation dans les interstices du montage – telle la chute de Ben, qui vient noircir l’horizon de ce couple fragilisé.
Avant la nuit
C’est là que le film atteint une force émotionnelle qu’on ne lui aurait guère soupçonné. Love Is Strange converge progressivement vers une scène nocturne où les deux êtres séparés se retrouvent pour un bref moment. Au cours de cette soirée, George et Ben s’émeuvent ensemble d’un concert, évoquent au détour d’un verre leur passé jusqu’ici tut, marchent tous deux de nuit dans les travées désertées de New-York. Sachs enchaîne alors trois plans superbes : le premier montre les deux amants remontant de dos et plein d’espoir une petite rue, à la manière de Paulette Goddard et de Charlie Chaplin à la fin des Temps modernes. Puis, le couple s’étreint une dernière fois, avant de séparer dans un plan large où l’organisation de l’espace augure ce qui sera révélé par la suite : Ben s’enfonce dans les escaliers du métro pendant que George le regarde descendre sous terre, avant de repartir vers sa propre route.
La séquence, poignante, donne alors au film une aura magnifique qui perdurera jusqu’à sa fin. Magnifique parce que le montage de cette scène est ponctué d’un fondu au noir, l’un des plus beaux vus ces dernières années au cinéma, qui suggère et à la fois embaume, là où la majorité des contemporains de Sachs ne voit plus dans ce raccord qu’un automatisme narratif consistant à relier deux séquences distinctes l’une de l’autre. Magnifique parce ce dernier moment d’intimité s’ouvre sur un décor analogue à celui du prélude d’Amour (un concert comme l’ultime moment de paix d’un couple âgé), et pourtant s’affirme comme son négatif en substituant au spectacle voyeur au cœur du film de Haneke la douleur de voir partir un être aimé par le seul biais d’un regard et d’un raccord. Magnifique parce que le film s’achève ensuite sur un doux lyrisme (on pense alors aux conclusions superbes des films de James L. Brooks), qui célèbre cet amour avec tendresse tout en le réincarnant sur les visages d’adolescents éblouis par la lumière automnal du soleil new-yorkais.
Magnifique, enfin, parce que le film s’approche alors de la flamboyance lacrymale du mélodrame sans que la mise en scène ne l’embrasse complètement et dévie de sa tranquille acuité. « Love is strange », et le film l’est tout autant : l’émotion advient sans fracas et pourtant étreint soudainement, sans que l’on puisse s’y préparer. Rares sont les films qui savent, par quelques mystérieux sentiers dont ils ont le secret, nous cueillir à la faveur d’une scène qui vient à la fois ponctuer et transcender ce qui lui précède. Love Is Strange est de ceux-là.