F.J. Ossang, cinéaste, poète et musicien punk, a fait ses classes dans le court métrage dans les années 1980 et 1990 avant de réaliser quatre longs métrages – son dernier, Dharma Guns, était en compétition à Venise en 2010. Récompensé au Festival de Locarno pour sa mise en scène, 9 doigts creuse le goût du cinéaste pour les genres (Docteur Chance et le road-movie, Le Trésor des îles Chiennes et la science-fiction…) en lorgnant du côté du film noir, tout en prolongeant son travail esthétique de cinéaste expérimental dans une sorte de poème absurde et abscons.
« On n’a rien à vendre »
Le très en vogue Paul Hamy (L’Ornithologue) incarne un malfrat poursuivi par un groupe mafieux (le non moins en vogue Damien Bonnard, vu dans Rester vertical). Il est question d’argent, de rançon, mais les enjeux restent très obscurs tant les dialogues sont elliptiques. Embarqué dans sa fuite sur un cargo sans destination réelle, il se retrouve captif au sein d’un équipage de vauriens. Ossang déploie sur ce script une imagerie de film noir très graphique et immédiatement séduisante : une superbe photographie noir et blanc, avec des lignes de visage très nettes, des noirs profonds, des angles de vue dramatiques (espaces contraints, structuration de l’image par des contrejours, des rayures de pluie etc…), des fondus au noir lents et répétés. Rapidement, le récit se découd, la texture visuelle et sonore du film dérape : les acteurs jouent faux, les scènes s’allongent et se raccourcissent sans relation avec les besoins du récit, le temps du plan prend le pas sur celui de la narration. Le genre du film noir apparaît comme un faux nez, très vite retiré pour laisser place à une expérience de la dérive, narrative et formelle, qui s’apparente à une proposition de langage cinématographique poétique.
« Quelqu’un se moque de nous »
Les personnages, comme le spectateur, expriment scène après scène le sentiment d’abandon dans un récit volontairement décousu : le navire (dirigé par un certain capitaine Curtz, qui n’aurait rien à voir, assure le cinéaste, avec celui de Heart of Darkness de Joseph Conrad) ne débarque jamais. On ne quitte pas la cale, et la terre finalement explorée est absurdement déserte, « Nowhereland ». Le film, dans ce qu’il dit, ne dit pas, et par le rythme de son montage, désoriente. Par sa noirceur et sa trajectoire maritime, 9 doigts s’apparente à un basculement dans l’absurde et la folie, une expérience de la perte de repères, une reconfiguration du rapport à l’espace et au temps : les personnages s’extasient littéralement devant une carte qui se déforme et sur laquelle ils observent la dérive des continents. « Ne rien comprendre, voilà la clef », entend-on. Ce voyage en cargo vers « Nowhereland », beaucoup plus raide, moins pop et sensuel que Les Garçons sauvages, l’autre robinsonnade expérimentale de l’année, a de quoi troubler, ennuyer, ou réjouir. À la différence du film de Mandico, qui creuse son sillon dans un univers clos et bourgeonnant dans une tentative de création d’une forme nouvelle, 9 doigts s’apparente quant à lui davantage à un « naufrage » superbe et volontaire, un prêche absurde dans le désert, une sorte de film auto-sabordé.