On entre dans Les Garçons sauvages attiré par l’étrangeté et on en ressort un peu étouffé par la poussière qui semble déjà s’y être déposée. Comme dans un cabinet de curiosités où le lugubre et l’insolite le disputent à l’inutile et l’anecdote, le premier long-métrage de Bertrand Mandico ressemble fortement à une déambulation fétichiste dans les couloirs d’un musée oublié. Tant et si bien que cette galerie sur grand écran vient à se retourner contre le projet initial : de l’inventivité certaine et réjouissante du début il ne reste, à la fin, qu’une esthétique quelque peu précieuse et chichiteuse. Comme si les deux heures de projection n’avaient été qu’une lente fanaison, à rebours du bourgeonnement attendu. Le film est lui-même un musée personnel du réalisateur dans lequel on peut faire une liste non exhaustive de toutes les références cinéphiles et artistiques qui le nourrissent : l’hommage au cinéma des premiers temps de Méliès à Murnau, les expérimentations visuelles et sexuelles de Borowczyk ou de Maddin, les névroses organiques d’un Cronenberg, les romans d’aventures du XIXe siècle, l’héritage d’une esthétique homosexuelle sixties et seventies… Finalement, peu importe son prolongement tant rapidement, cette surenchère infinie de noms (même justifiés) s’apparente à un fourre-tout qui vide l’œuvre de sa substance intime et la réduit à un petit exercice de style malin où chacun y verrait ce qu’il a envie d’y voir, chose qu’il n’est pas non plus.
La proposition, si elle est décevante sur la longueur, est tout de même assez neuve et éclatante pour être écartée d’un revers de la main. L’univers de Bertrand Mandico, dans la lignée de ses courts métrages (Depressive Cop en 2016, Y a‑t-il une vierge encore vivante ? en 2015, Notre-Dame des Hormones en 2014, Boro in the Box en 2011, pour ne citer que les plus récents et les plus connus), est un rafistolage permanent, un concentré hétéroclite de matières, de sécrétions, d’images, de son et de sensations. L’aspect très bricolé des jeux optiques et des différents régimes d’images – parfois un noir et blanc très travaillé, parfois des couleurs saturées et dégoulinantes – dans lesquels se succèdent toutes sortes de créatures fantastiques ou hybrides et une végétation flamboyante participent à un foisonnement plastique qui claque à l’écran comme une solution cinématographique au débordement de désir et d’appétit sexuel qui saisit les personnages. Car la principale source de plaisir des Garçons sauvages est sa nature « canaille ». À l’image des cinq protagonistes — cinq jeunes adolescents de bonne famille, au début du vingtième siècle, commettent un crime féroce et sont envoyés en pénitence sur l’île des Robes où poussent des plantes qui sécrètent des hormones féminines — il est un manifeste épicurien où l’imaginaire phallique règne en maître. S’attaquant aux figures de l’autorité (le massacre de l’institutrice puis la mutinerie violente à l’encontre du capitaine du bateau qui les emmène vers leur prison à ciel ouvert) et s’abandonnant à tous les délices du corps — magnifiant de fait le putride et les excréments — Mandico ressuscite un certain esprit anar’ de droite, très fin de siècle, teinté de dandysme libertaire et décadence symboliste. Le conservatisme tenace auquel s’accroche un film surchargé de plantes érectiles — notamment par une essentialisation des genres, le masculin civilisé et jouisseur, vecteur de violence et de pouvoir contre le féminin comme simple objet de désirs primaires — déstabilise mais sonne comme un pied de nez au défi formel au contraire très moderniste.
Dandys et cabinet de curiosités
Ce postulat romantique et polisson fait d’abord le miel des Garçons sauvages — Mandico est constamment du côté de son « Club des 5 », se délectant de leur accès de fureur comme de leur aventure orgasmique, tendant à être, de ce point de vue, les deux faces d’une même pièce. Il est alors surprenant et particulièrement décevant de voir cet angle osé et très ambigu — mais fécond dans ce qu’il raconte de l’équilibre intenable entre puritanisme, morale, célébration de l’individu et libération des pulsions — se retourner et s’annihiler presque instantanément. Le récit s’oriente vers une mue transsexuelle, transformant ses protagonistes soumis aux tentations de la flore tropicale en jeunes amazones et se charge d’une véhémence envers tout ce qu’il venait de construire (notamment à travers un propos pseudo-féministe et hygiéniste très chancelant, voire opportuniste). L’effet de miroir est surligné : le noir et blanc funèbre et élégant cède définitivement sa place à la couleur criarde et la scène de crime originelle est rejouée de façon très symétrique dans le dernier plan du film, inversant les rôles : la femme mature passant du statut de victime à celui de pygmalion, les masques des adolescents qui se substituent aux visages fiers des nouvelles adolescentes. Il est certes toujours intéressant de voir des mises en scène qui préparent méticuleusement leur propre renversement mais ici, celui-ci sonne comme un sermon peu subtil et très soudain, bien trop schématique comme pour se donner une bonne conscience à peu de frais. Il n’est pas étonnant de voir, alors, dans sa seconde partie, Les Garçons sauvages se figer dans son esthétique, devenue une fin en soi recluse sur elle-même : c’est là que les couches de poussières se font dorénavant sentir. Ce qui était inventivité et résurgence permanente devient un rabâchage de gadgets visuels vieillots ou kitsch (aberrations optiques obtenues grâces à des demi-bonnettes ou incrustations de joyaux) et vire à l’autocélébration, tendant toujours plus vers l’abstraction par l’image et le montage à l’envers de la générosité initiale.
Point d’orgue de ce dépérissement, l’idée de faire jouer des rôles masculins à cinq jeunes actrices — dont certaines sont des figures de proue du nouveau cinéma d’auteur français (forcément Vimala Pons mais aussi Pauline Lorillard vue dans Pour le réconfort de Vincent Macaigne ou Diane Rouxel, révélée par Larry Clark) — est réduite à sa seule nature chic. Passé les premières minutes à « chercher la fille », les interprétations se cantonnent à des affects plus ou moins marqués, plus ou moins amusants (Vimala Pons se distingue peut-être un peu plus en sauvageon des beaux quartiers qui roule des mécaniques). Mais c’est lors de la métamorphose en personnage féminin que le bât blesse : dans un film ankylosé, l’envoûtement que supposait la séquence ne peut advenir et la puissance suggérée par le film est étouffée, presque ridicule de prétention. Il serait pourtant dur de s’en tenir à cette amertume qui reste en bouche à la fin du film pour le condamner totalement : la brèche ouverte par Mandico ne peut pas être aride tant elle fait entrevoir au cinéma français une possibilité de dérèglement et d’enchantement du réel encore trop rare. Mais hisser Les Garçons sauvages au rang de modèle, c’est aussi faire fi de son immodestie finale et retomber dans les travers d’un cinéma d’initiés pour initiés.